Fractures

Brexit : Le spectre de la violence en Irlande du Nord

Reportage réalisé à Belfast (Irlande du Nord).

Les Nord-Irlandais qui sont fidèles à la couronne britannique dénoncent les contrôles douaniers prévus dans la mer d’Irlande dans le cadre du Brexit. Pour eux, c’est un premier pas «intolérable» vers la réunification de l’Irlande.

Mark est accoudé au comptoir collant sur lequel des milliers de bières se sont déversées au fil des soirées et des années. Un vent glacial enveloppe le Rex Bar, ce pub au cœur d’un bastion loyaliste de Belfast, en Irlande du Nord. L’habitué des lieux sirote un thé en cette fin d’après-midi austère. Il suit le journal télévisé d’un œil attentif.

Un ministre y martèle devant les députés à Londres: «Il n’y aura pas de frontière dans la mer d’Irlande!» Les sept clients éparpillés dans le pub laissent échapper un bruit d’approbation. Les loyalistes, très attachés à la Couronne britannique, sont furieux depuis l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. L’Irlande du Nord reste à l’intérieur du marché unique européen, donc des contrôles douaniers entre la Grande Bretagne et l’Irlande du Nord sont prévus à partir du 31 décembre 2020. Mark s’indigne: «C’est l’équivalent d’une « frontière » entre deux parties d’un même pays!»

Le Brexit prévoit des contrôles douaniers entre l’Irlande du Nord et les autres nations constitutives du Royaume-Uni

En Irlande du Nord, l’accord vient raviver des tensions dans cette société où les plaies laissées par la violence entre les républicains – qui souhaitent la réunification de l’Irlande – et les loyalistes, attachés à la Couronne britannique, sont encore vives. Entre 1969 et 1998, les Troubles ont fait plus de 3500 morts. Les attaques étaient perpétrées par l’IRA (Armée républicaine irlandaise) d’un côté, et les paramilitaires loyalistes de l’autre, avec lesquels les forces de sécurité britanniques ont collaboré.

Depuis février, le gouvernement britannique semble vouloir revenir sur les termes du Brexit, pourtant juridiquement contraignant. Rédacteur en chef du site Unionist Voice, Jamie Bryson défend les intérêts des loyalistes à longueur d’éditos virulents. Il attribue les tergiversations du gouvernement britannique à sa menace de «désobéissance civile en masse». «Ils connaissent le risque de désordre et d’instabilité si le protocole (concernant l’Irlande du nord) était mis en oeuvre

L’accord de sortie est le premier pas, pour les loyalistes, vers la réunification de l’Irlande du Nord avec la République d’Irlande. Jamie Bryson promet «une guerre civile» avant que les unionistes acceptent ce projet. Mark fréquente le Rex Bar depuis plus de trente ans. Il se souvient de la guerre, des cages de sécurité qui filtraient les clients à l’entrée pour diminuer le risque de fusillade ou de bombe. L’accord du Vendredi saint a mis fin à la violence meurtrière en 1998 et les portiques de sécurité ont disparu. Mais les drapeaux britanniques et le portrait de la reine Elizabeth II crient ostensiblement l’identité loyaliste et protestante du pub. Jamais un républicain catholique ne viendrait boire une Guinness ici.

Décorations soulignant l’identité loyaliste du Rex Bar à Belfast ©Eléonore Hughes

« Ils ne prendront jamais notre pays »

Malgré la paix, Mark estime que les relations sont toujours aussi tendues entre les républicains et les unionistes. Il baisse la voix et confie: «À certains égards, je dirais qu’elles sont pires.» À deux pas de Shankill road, dans un quartier loyaliste, comme pour appuyer ses propos, une fresque crie «Le massacre des innocents de Sinn Féin/l’IRA». L’État islamique y est comparé au parti politique pro-réunification de l’Irlande, Sinn Féin, au-dessous d’images crues des attaques terroristes du 13 novembre 2015 à Paris.

Entre eux, les loyalistes appellent l’accord de sortie «l’acte de trahison». Dès l’annonce des termes de l’accord fin octobre 2019, Jamie Bryson a organisé des meetings à travers l’Irlande du Nord pour les dénoncer. Le jeune homme pâle aux cheveux blonds coupés court est devenu la figure de proue des contestataires les plus virulents. Dans le lobby d’un hôtel à 50 mètres de l’assemblée nord-irlandaise Stormont, il foudroie l’accord comme étant «inacceptable, intolérable et inconstitutionnel».

Pourtant, l’activiste trentenaire est farouchement attaché au Brexit. Il adhère à l’État-nation plutôt qu’à la «superstructure» de l’Europe, explique-t-il. C’est simplement que les loyalistes ont été «trahis» par Boris Johnson dans la dernière ligne droite des négociations. Mais il garde espoir que le premier ministre britannique revienne sur ses promesses à l’UE. «Si quelqu’un est assez fou pour revenir sur un traité international, c’est Boris Johnson.»

Une fresque de 2019 dans un quartier loyaliste à Belfast comparant l’IRA et le Sinn Fein à l’État Islamique ©Eléonore Hughes

Il n’y a pas si longtemps, les loyalistes ont montré qu’ils savaient s’organiser. En décembre 2012, ils s’étaient révoltés contre la décision du conseil municipal de retirer le drapeau britannique de la façade de l’Hôtel de Ville de Belfast. Ont suivi plusieurs mois de manifestations et d’émeutes pendant lesquels les loyalistes ont bloqué la ville de Belfast. La sensibilité des unionistes aux questions identitaires reste aiguë.

Ces fidèles à la Couronne britannique assurent ne pas vouloir d’un retour à la violence. Mais certains affirment dans le même souffle qu’ils seraient prêts à se battre pour maintenir l’Irlande du Nord dans l’union avec le Royaume-Uni. «Ils ne prendront jamais notre pays», assène Denis, soixante-sept ans, un membre actif pendant les Troubles du groupe paramilitaire Ulster Defence Association (UDA).

Violences paramilitaires

Depuis le cessez-le-feu de 1998, les groupes paramilitaires loyalistes se sont transformés mais restent toujours actif. Pendant le conflit, des catholiques républicains étaient pris pour cible au hasard. 1027 morts au total, dont 85% étaient des civils (ils n’étaient que 35% morts civils par les attaques de victimes civils pour les républicains). Cette violence meurtrière n’est plus d’actualité, mais les structures paramilitaires de l’époque existent toujours. Katy Haywood, sociologue à la Queen’s University de Belfast, explique: «Les organisations paramilitaires n’ont pas disparu, elles continuent d’exercer leur influence dans leur communauté.»

Le Brexit semble même donner un nouveau souffle politique à ces groupes illégaux. La police de l’Irlande du Nord a relevé une augmentation de la violence des organisations paramilitaires entre 2018 et 2019. Il y a eu soixante-sept victimes d’agressions paramilitaires l’année dernière, contre cinquante-et-une l’année précédente. «Le vrai problème, estime un rapport du Independent Reporting Commission (IRC) de novembre 2019, n’est pas que le Brexit en tant que tel pourrait être la cause directe d’un renouvellement de la violence, mais plutôt que le Brexit a le potentiel de verser de l’huile sur le feu.»

John*, ancien paramilitaire du groupe loyaliste Red Hand Commando, estime qu’un rien peut faire basculer le pays dans la violence. «Une petite minorité d’unionistes peut devenir violente, et ça peut suffire. Nous ne pouvons pas être complaisants.» Depuis le conflit, les insomnies laissent John sur les nerfs. Une tension électrique émane de son corps, et ses yeux fiévreux brillent. Depuis cinq ans, il travaille pour une association dans l’est de Belfast, dans un quartier loyaliste recouvert de murales en couleurs vives rendant hommage aux paramilitaires.

Une fresque murale à l’honneur du groupe paramilitaire loyaliste UDA (Ulster Defence Association), formé en 1971 et toujours actif aujourd’hui © Eléonore Hughes

L’association de John, Reach, enseigne l’histoire de la communauté loyaliste aux jeunes et aux parents. John fait ce qu’il peut. Mais il estime que c’est d’abord à l’exécutif nord-irlandais et au gouvernement britannique d’éviter un retour à cette sombre page de l’histoire. «Ils sont les seuls à pouvoir le faire, en s’attaquant aux problèmes sociaux, en donnant de l’espoir aux gens et en leur permettant de participer à la vie de communauté.» Mais pendant trois ans, l’Assemblée de l’Irlande du Nord a été à l’arrêt, faute d’accord entre les deux partis principaux, le Parti démocratique unioniste (DUP) et le Sinn Féin. Toute mise en œuvre de politiques sociales ambitieuses concernant le logement, l’éducation, l’emploi ou la santé était impossible.

Pourtant, dans ce petit pays qui représente 2% de l’économie britannique, les problèmes sociaux nécessitent une attention urgente. Un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, et les inégalités en matière d’éducation se sont accentuées entre 2007 et 2015 selon un rapport gouvernemental de la Commission d’égalité. Et l’économie se transforme: les habitants de Belfast ne peuvent plus compter sur l’industrie de la construction navale pour trouver du travail. Les volets gris et tagués des magasins dans l’est de Belfast sont fermés.

«On ne sent pas une communauté solide et dynamique», commente Katy Haywood. Mais plutôt que de proposer des solutions à ces problèmes, les partis préfèrent jouer sur les divisions entre les républicains et les loyalistes, selon l’universitaire.  «Le Sinn Féin et le Parti démocratique unioniste (DUP) surfent sur la vague des insécurités économiques, mais n’ont jamais poursuivi des politiques qui s’attaquent aux causes des inégalités.»

« Illogique » violence

Le fait que les deux partis se partagent le pouvoir politique reste en soi remarquable, souligne la sociologue. «Nous ne devrions jamais sous-estimer cela.» C’est une des raisons pour laquelle Katy Haywood ne croit pas à un retour à la violence des Troubles. Encore moins à cause de contrôles dans la mer d’Irlande suite à l’accord de sortie du Brexit. L’ennemi historique, le camp républicain qui veut la réunification de l’Irlande, n’est pas responsable de cet accord qui déplaît tant. «Il serait tellement illogique de passer d’un peu plus d’infrastructures à Belfast (pour faire les contrôles douaniers) au ciblage de voisins catholiques.»

Une fresque murale de 2002 en honneur de la reine Elizabeth II marquant ses cinquante années de règne sur le trône du Royaume-Uni ©Eléonore Hughes

«En cas de retour à la violence, qui seraient les cibles ?», s’interroge Katy Haywood. Certainement pas les officiers douaniers britanniques, des fonctionnaires qui appliquent l’accord. Ni «les vétérinaires faisant les contrôles sur le bétail». D’autant d’éléments qui confortent l’universitaire dans l’idée que cette violence appartient définitivement au passé.

Même concernant des actions massives de «désobéissance civile», comme le menace Jamie Bryson, la sociologue est sceptique. «Ils ne sont pas suffisamment nombreux», assure-t-elle, pointant le nombre décroissant de personnes s’identifiant comme unioniste. Selon l’universitaire, pour que des manifestations soient suffisamment importantes pour troubler Londres, il faudrait que le parti unioniste (DUP) appelle à manifester. Mais le retour des députés DUP au pouvoir exécutif en Irlande du Nord rend cela peu probable. Aucun parti au pouvoir n’a intérêt à appeler à des grandes manifestations qu’il devra gérer par la suite.

Si Boris Johnson se plie aux exigences des unionistes et revient sur l’accord de sortie, la frontière entre le Royaume-Uni et l’Europe serait la frontière terrestre entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Intolérable pour les républicains, cette fois-ci. Les paramilitaires restent actifs dans ces quartiers aussi. Ils ont multiplié les actions violentes en 2019, causant la mort par balle de la journaliste nord-irlandaise Lyra McKee à Derry en avril 2019.

*Le prénom a été changé

Travail encadré et relu par Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette

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