Reportage réalisé dans le comté de Leitrim (Irlande)
Dans ce comté rural du nord de l’Irlande, les forêts empiètent de plus en plus sur les terres agricoles. Opportunité de revenus supplémentaires pour certains, le développement de l’industrie forestière sur ce territoire fait craindre à d’autres la mort de la ruralité.
L’étable de la ferme de Brian McCauley est vide. Habituellement, elle accueille toujours au moins une vingtaine de vaches allaitantes qui viennent y passer l’hiver avant d’être revendues. Mais cet été, quand il a voulu en acheter, les prix ne lui convenaient pas. Trop élevés. Heureusement pour lui, il a, depuis plus de dix ans, trouvé une alternative à l’élevage : le bois. Sous la forme de copeaux, de palettes, de bûches, de troncs, de briquettes, le matériau s’empile dans ses hangars, ses entrepôts et dans sa cour, qui couvre l’équivalent de près de trente terrains de football. «Je le récupère auprès d’exploitations forestières voisines et le transforme pour en faire de la litière végétale pour les agriculteurs et du bois pour se chauffer à destination des particuliers, des entreprises et des usines du coin», indique le sexagénaire en montrant fièrement sa déchiqueteuse.
Du bois, il en possède aussi sous la forme d’arbres, des bouleaux et des aulnes qui poussent sur son terrain. Chaque année, grâce à sa plantation de quatre hectares, il touche une prime non-imposable de 2 420 euros, versée par le gouvernement irlandais. Brian a accueilli à bras ouvert le boisement de son comté, initié dans les années 1970. Ici, dans le Leitrim, dans le nord-ouest du pays, 18,9 % du territoire est recouvert de forêts. Cette région rurale est la plus boisée du pays, État le moins arboré d’Europe après l’Islande avec seulement 11 % de surface forestière.
Sur ce territoire froid et pluvieux, avec ses terres gorgées d’eau, il est compliqué de faire pousser des céréales. Mais les arbres, eux, y poussent plus vite qu’ailleurs. «Le sol est mauvais et extrêmement humide. Ce n’est pas idéal pour l’agriculture, considère Brian McCauley. Mais la plantation d’arbres, c’est viable.»
Volée de bois vert contre le boisement
Le revenu agricole moyen du comté est le plus bas du pays : 10 489 euros par an. Planter des arbres peut être un moyen d’arrondir ses fins de mois sans trop d’efforts pour les propriétaires de terres, notamment grâce aux primes et subventions publiques. Une première partie est versée au moment de la plantation d’une forêt, puis chaque année pendant quinze ans. Selon le type d’arbre et la taille de la surface plantée, les subventions peuvent rapporter entre 2 740 et 6 220 euros par hectare lors de la plantation, puis chaque année, entre 185 et 680 euros par hectare planté.
Mais cette mue des plaines verdoyantes en forêts d’allure canadienne fait l’objet de violentes critiques dans la région. Pour certains, ce programme de reboisement, vanté par le gouvernement comme un moyen d’absorber le CO2, menace la culture rurale et la biodiversité. Un arbre en particulier, le plus planté, cristallise les tensions : l’épicéa de Sitka, un conifère originaire d’Amérique du Nord. Plébiscité pour sa croissance rapide et sa rentabilité, il représente 61 % des arbres plantés dans la région. 34,5 millions d’épicéas de cette espèce couvrent le sol du Leitrim, soit plus de 1 000 arbres pour chacun des 32 000 habitants de ce comté peu peuplé. «Le Leitrim a déjà suffisamment de forêts! On a fait plus que notre part!», tonne Justin Warnock, éleveur de bétail et conseiller du comté étiqueté Fianna Fail (centre droit), l’un des deux principaux partis du pays.
Celui qui est aussi le fondateur de Save Leitrim, association farouchement opposée à la foresterie, est légèrement fébrile. Face à lui, cinq membres du comité du bureau des recours de l’agriculture l’écoutent attentivement. Quand le ministère de l’Agriculture accorde un permis de plantation de forêt, tout citoyen peut faire un recours pour s’y opposer. Ce matin-là, avec deux autres membres de l’association, Justin Warnock cherche à faire annuler l’autorisation de boisement d’un terrain. Dans la petite salle de réunion sans charme du bureau des recours, situé à Portlaoise, dans le centre du pays, il égrène ses arguments, documents sur la protection de la biodiversité et sur la réglementation forestière à l’appui. Le bout de terre concerné, dont un plan est projeté au mur, est passé à la loupe. Quelles sont les espèces animales et végétales présentes ? Quelle est la qualité des sols ? Quelles sortes d’arbres vont être plantés ? Une rivière à proximité risque-t-elle de subir une pollution en cas de plantation ? Deux agriculteurs voisins du terrain de la discorde s’inquiètent quant à eux de l’ombre et de l’isolement que des arbres hauts de cinquante mètres pourraient engendrer pour eux. Le propriétaire n’est pas présent. L’inspecteur qui a accordé la licence, jugeant le projet conforme aux réglementations, campe sur ses positions quand le comité le questionne.
Dans un dernier geste un poil dramatique, Justin Warnock déroule une grande carte du Leitrim, sur laquelle figurent toutes les forêts du comté, publiques ou privées. «Nous nous sommes levés à 6h30 pour arriver ici. Cela ne nous rapporte pas d’argent! On se bat pour ne pas perdre notre héritage, notre culture.» Alors que la neige tombe à gros flocons, les trois agriculteurs prennent la route du retour, direction Carrick-on-Shannon, la capitale du Leitrim, sans nourrir de grand espoir d’avoir convaincu. L’année dernière, l’association a déposé une vingtaine de recours. Seuls trois ont porté leurs fruits.
“Ici, tout le monde a un deuxième emploi”
Du haut de ses soixante-quatre ans et du bas de sa colline, Jim McCaffrey a vu les arbres encercler progressivement la ferme familiale. La majorité des collines entourant son terrain sont coiffées de hauts conifères. «Quand j’étais petit, j’allais à l’école à pied, en passant par la colline. Maintenant, l’horizon est bouché et le chemin n’est plus là», soupire l’éleveur de porcs.
Jim McCaffrey représente la quatrième génération d’agriculteurs dans cette ferme. L’un de ses six fils sera la cinquième, et sa petite-fille, il l’espère, la sixième. Jim McCaffrey se dit éleveur mais, sur la centaine de porcs qu’il détenait auparavant, il ne lui en reste plus qu’un. «Ici, les fermes sont petites, et tout le monde a un deuxième, voire un troisième emploi.» Dans cette circonscription où agriculture rime surtout avec élevage de bétail, seules 10 % des fermes sont considérées comme viables.
Lui assure, au volant de sa camionnette, un service itinérant de réparation de crevaisons. Le nom de son petit village, Cloone, signifie prairie en gaélique. Mais quand il conduit, aux bords des routes, il n’en voit plus beaucoup, de terrains d’herbes verdoyants. Ici, les terres sont recouvertes de conifères hauts de cinquante mètres, dont les branches ploient par dessus les petites routes tortueuses, assombries. Là, des rangées de tout jeunes conifères s’étendent à perte de vue. D’autres parcelles sont encore recouvertes d’herbes, mais un écriteau planté à leur entrée indique une transformation prochaine en plantation.
«Ici, le but de l’agriculture n’a jamais été de faire de l’argent, plaide Jim McCaffrey. L’élevage, on naît dedans, s’occuper de notre bétail nous exalte. Je ne me vois pas comme le propriétaire de mes terres. Ma ferme, on me l’a transmise, c’est tout un héritage. Ceux qui ne sont pas agriculteurs ne peuvent pas comprendre cette culture.» C’est cette culture rurale qu’il craint de voir disparaître. Longtemps peu onéreuses en raison de leur faible qualité pour l’agriculture, les terres du Leitrim ont repris de la valeur grâce à la foresterie, adaptée à leurs spécificités. Au détriment de l’agriculture classique. «L’arrivée des compagnies forestières a fait grimper le prix des terres. Les agriculteurs ne peuvent pas rivaliser», se désole l’éleveur-garagiste en buvant son thé, assis dans sa cuisine décorée de dizaines de photos de famille. Une grande partie des terres boisées appartient désormais à des propriétaires vivant dans d’autres comtés, à des entreprises étrangères ou à des fonds de pensions, qui n’apportent rien à l’économie locale.»
Selon un rapport publié en 2019 par le ministère de l’Agriculture, 30 % des forêts privées du secteur appartiennent à des non-résidents. Une seconde étude, commandée par Jim McCaffrey à une chercheuse indépendante et menée à l’aide du cadastre de Cloone, soutient que 30 % des forêts de son secteur appartiennent à des entreprises irlandaises et 4 % à des entreprises étrangères – danoises en l’occurrence.
À qui profite la cime ?
Jusqu’en 2014, les agriculteurs étaient les principaux bénéficiaires des subventions de boisement. Mais, estimant que la cadence de plantation de forêts était trop lente, le gouvernement les a étendues. Avec un double résultat : les plantations entreprises par des non-agriculteurs (attirés par la manne des subventions) ont grimpé en flèche; celles effectuées par des agriculteurs ont baissé de 67 %, certains optant plutôt pour la vente de leurs terres à des investisseurs privés.
Plutôt que de se séparer de leurs terres, la coopérative Western Forestry Co-Op encourage les agriculteurs à entreprendre les démarches de plantations eux-mêmes. Elle s’occupe de l’installation, de l’entretien et de la coupe. En contrepartie, elle récupère la première subvention de plantation à la place des agriculteurs. «Planter des arbres est un moyen de garder les terres au sein de la famille, même si les enfants n’ont pas envie de vivre à temps plein sur place», argumente Colm Gilheaney, forestier au sein de la coopérative.
Un moyen de garder un lien avec le Leitrim, même une fois installé ailleurs. Un moyen aussi, peut-être, de lutter contre la fuite des jeunes actifs de la région, dont la densité de population est la plus faible du pays.
Kenny, le fils de Brian McCauley, l’agriculteur reconverti dans le commerce du bois, est ingénieur à Dublin. Mais chaque week-end, il rentre dans le petit village de Mohill pour travailler le bois avec son père. Dès qu’il pourra vivre de leur entreprise, il reviendra s’installer dans la ferme familiale, chose qu’il n’aurait peut-être pas envisagée sans le bois. «Les offres d’emplois sont limitées dans le comté. Je comprends les inquiétudes des opposants, mais leur rêve, c’est une Irlande d’il y a cinquante ans», considère le jeune homme de vingt-neuf ans.
“On adore les arbres, mais pas ce genre d’arbres”
C’est cette Irlande tranquille, loin de l’agitation et des loyers exorbitants de Dublin, gorgée de légendes et de pépiements d’oiseaux, que Natalia Beylis et Willie Stewart étaient venus chercher. Arrivés en 2008, ils se sont d’abord réjouis de tous ces arbres autour de leur terrain, situé à une quinzaine de minutes en voiture de Carrick-on-Shannon. Pour ce réalisateur et cette musicienne, ce vert était parfait pour l’inspiration. Mais ils ont vite déchanté. «Il n’y a pas de vie dans ces forêts, pas d’animaux, pas de végétation», déplore Willie Stewart.
«On adore les arbres, mais pas ce genre d’arbres. Ce ne sont pas des forêts, ce sont des zones de production», juge Natalia Beylis en montrant l’étendue devant son terrain, résultat de la coupe claire d’une parcelle d’épicéas de Sitka datant de l’année dernière. Il n’en reste que des souches, par centaines, et des branches, en vrac. «Quand ils sont venus couper la forêt, on était réveillés par des bruits de machines à 6 heures du matin pendant deux semaines, raconte Willie Stewart. Le sol tremblait, c’était effrayant.»
Depuis, le couple attend avec appréhension le moment où une nouvelle forêt commencera à pousser à la place de l’ancienne, comme le dispose la loi : une fois transformée, la terre ne peut plus redevenir un pré. Depuis 1980, le Leitrim a perdu l’équivalent de la surface de la ville de Dublin en terres agricoles au profit de forêts.
Travail encadré par Audrey Parmentier, Jean-Marie Pottier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor