Identités

Le whiskey irlandais, ivre de son succès

Reportage réalisé à Dublin, Waterford et Midleton (Irlande)

En dix ans, le nombre de distilleries a été multiplié par six en Irlande. Telling, Bushmills, Jameson, Pearse and Lyons… Ces grands noms de whiskey irlandais sont familiers des bars de spiritueux ou des digestifs au coin du feu. Mais un nouveau public, plus jeune est séduit aujourd’hui. 

Les papilles conquises, Jane et Edan inspirent profondément en franchissant les portes de la distillerie Pearse and Lyons à Dublin. Dans l’air flotte un parfum de cake aux fruits et de pancakes au caramel et chocolat. La lumière tamisée et colorée des vitraux se reflète dans le grand alambic cuivré installé, depuis 2013, au coeur de l’église Saint James réhabilitée pour l’occasion. Au centre du  «Golden Triangle», quartier de la capitale irlandaise, connu pour ses distilleries depuis le XIXe siècle, Pearse and Lyons a un emplacement de choix.

La distillerie Pearse and Lyons fabrique une centaine de bouteille par an.

Au centre de l’ancienne nef, un immense fût dans lequel repose le délicieux breuvage en cours de fermentation. Distillé trois fois et titrant entre 40° et 50° d’alcool, le whiskey irlandais, – avec un «e» contrairement au whisky écossais, qui s’écrit juste avec un «y»admet quelques spécificités dans sa recette, définies dans l’Irish Whiskey Act du 10 décembre 1980. «Beaucoup pensent que ce sont les Écossais qui ont inventé le whisky mais les Irlandais étaient les maîtres du marché jusqu’au XIXe siècle», explique Fenn, guide au Whiskey museum de Dublin et fin connaisseur de l’histoire du breuvage irlandais. «Mais l’arrivée des Etats-Unis sur le marché avec leur propre scotch puis la récession américaine entre 1929 et 1933 et les deux guerres mondiales ont fait plonger le marché irlandais. Mais depuis quelques années, cela a bien changé.» 

L’Irlande, terre fertile pour le whiskey

L’immense distillerie de Jameson dans le sud de l’Irlande produit 5 millions de litres par an.

Le sol irlandais est aujourd’hui redevenu fécond pour les spiritueux : 31 distilleries dans tout le pays dont 16 sorties de terre après 2014. D’après l’Irish Whiskey Association, les ventes de whiskey ont augmenté de 45% depuis 2014 pour atteindre aujourd’hui près d’un milliard de litres par an. En termes de la production mondiale, l’Irlande s’installe donc en troisième position. Le ministère de l’agriculture irlandais prévoit même que les exportations, notamment à destination des États-Unis, pourraient doubler d’ici 2030.

Carte distilleries Irlande

En 2010, seules 5 distilleries étaient présentes sur le sol irlandais. En 2020, elles sont 31.

«Le whiskey connaît globalement un fort succès dans le monde entier, affirme Greg Guillon, spécialiste britannique des différents spiritueux et auteur de nombreux articles sur le sujet.  Mais c’est vrai que l’évolution du whiskey irlandais est spectaculaire. On peut même parler d’un nouvel âge d’or avec toutes ces nouvelles créations.» Pour se différencier, les Irlandais ont choisi de jouer la carte du quasi 100% local et d’une fabrication artisanale. Le tout accompagné par une ouverture à de nouveaux public et une  communication plus axée sur les réseaux sociaux. 

On peut même parler d’un nouvel âge d’or avec toutes ces nouvelles créations.

Chaque visiteur crée son propre cocktail sucré, tourbé, boisé…

«Prenez des milliers de photos et postez-les sur Instagram!». Finie l’image du whiskey désuet au coin du feu bu par un quinquagénaire, tout est fait pour le rendre ludique et accessible aux jeunes. Avec ses cheveux roux bouclés qui virevoltent à chacun de ses mouvements aériens, Karl est un guide passionné. «Bienvenue à Roe and Co, légendaire distillerie de George Roe, grand nom du whiskey au XIXe siècle.» La quinzaine de visiteurs du jour, à la distillerie Roe and Co, rouverte en 2019 après près d’un siècle de fermeture, boit ses paroles en souriant aux nombreuses blagues.

Dans la pièce principale, une légère odeur d’épices et de toffee émane des alambics astiqués et des fûts de chêne gorgés de boisson dorée. Karl conduit ensuite ses visiteurs à l’écart, dans une antichambre tamisée où chaque détail décoratif est soigné. Un arbre composé de fioles de whiskey aux différentes teintes orangées orne le mur légèrement éclairé. Photos prises et déjà postées, touristes et «Dubliners» sont invités à rejoindre la cuisine où ils vont créer leur propre cocktail.

Développeur de sites web, Josh est venu avec ses collègues Sam et Kelly pour passer un bon moment et découvrir les secrets du spiritueux : «Le whiskey, ce n’est pas comme la bière, il reste plus longtemps en bouche et on ne le boit pas dans les mêmes circonstances. C’est pour des rendez-vous plus précieux»

Nouvelle soif pour le whiskey irlandais

Pearse and Lyons et Roe and Co ne sont pas les seules distilleries irlandaises à ouvrir leurs portes aux visiteurs. Assoiffés de découvrir ce savoir-faire remontant au XVIe siècle, un million de curieux ont franchi les portes de Jameson, Telling, Bushmills et les autres en 2018. « À Pearse and Lyons, le tourisme représente 50% du chiffre d’affaires », souligne Catherine, une des responsables de la distillerie dublinoise. Jameson, la plus grande distillerie du pays, accueille quant à elle environ 2 000 visiteurs par an sur ses deux sites, l’ancienne distillerie de Dublin et celle en activité à Midleton.

Visiter l’écrin du whiskey a un prix : entre 20 et 30 euros par personne. Les distilleries ont mis en place une réelle stratégie marketing innovante pour séduire touristes et locaux. Instagram, TripAdvisor, Lonely Planet, tous les sites de voyage ou réseaux sociaux sont un moyen efficace de se faire connaître. « Les gens ont besoin de savoir ce qu’ils boivent au même titre que ce qu’ils mangent, analyse Blaithin, guide pour la distillerie Jameson à Midleton. En leur faisant visiter les distilleries, on les aide à comprendre comment on le fabrique et on les invite à mieux le consommer ».

Un million de touristes et Irlandais ont visité des distilleries en 2018.

Une dégustation du whiskey fabriqué sur place conclut chaque voyage découverte. « Celui-ci est très bon », lâche, ravie, Alison, venue à Dublin depuis le nord de l’Irlande avec des amies. « Je voulais voir comment on produisait du whiskey et maintenant que j’ai vu, j’en boirai plus souvent ». William, trentenaire originaire de Cork, plonge son nez dans le verre rempli d’alcool doré. Il respire longuement : « Je suis content de mieux connaître une boisson fabriquée chez nous. C’est comme manger un Irish stew ou un Irish porridge, c’est un morceau de notre culture. »

Je suis content de mieux connaître une boisson fabriquée chez nous. C’est un morceau de notre culture.

LIRE AUSSI >> En Irlande, politiques et citoyens tentent de sauver l’héritage gaélique

 

(Source: Irish Whiskey Association)

Orge soigné et terroir irlandais développé 

Dans la distillerie de Waterford, au sud de Dublin, il n’est pas encore pas question de portes ouvertes : ici, l’objectif est de réfléchir au whiskey de demain. « Voici Pat’, un de nos agriculteurs qui habite à une cinquantaine de kilomètres d’ici, explique Grace, responsable des « farmers ». Il nous a envoyé trois tonnes d’orge et son whiskey est en cours de distillation, juste au-dessus » La jeune économiste, enveloppée dans sa doudoune molletonnée, est fière de feuilleter les pages du livre d’or recensant les 86 producteurs d’orge de la distillerie. « On recherche avant tout la qualité, on sait d’où vient notre matière première et on connaît ceux qui la produisent ». Waterford est un projet unique né en 2015 grâce au financement de Diageo, géant mondial des spiritueux et propriétaire notamment de la bière Guinness. Donner à chaque terroir d’Irlande son whiskey propre est sa mission.

Les chercheurs de Waterford s’inspirent des cépages français pour créer leur Whiskey expérimental.

« Toutes ces petites fioles sont des whiskies différents qui viennent de différents coins d’Irlande », explique Nils, campé devant la tuyauterie sinueuse et les grands alambics dont s’échappent les premières gouttes d’un whiskey expérimental. Désignant une quarantaine de petites bouteilles aux tons ambrés divers, ce laborantin du whiskey détaille son projet : « Avec la science, on veut montrer que notre alcool n’aura pas le même goût si nous avons récolté les grains dans la région de Kilkenny, Wexford ou encore Kildare. Il va être plus sucré, plus crémeux ou plus boisé », détaille le chercheur. Pour Anne-Sophie Bigot, auteur de La Passion du whisky, la distillerie de Waterford est « un projet unique avec beaucoup de promesses pour le whiskey, l’Irlande et son économie ». Avec pour objectif de commercialiser sa première bouteille en 2021 et de faire du whiskey irlandais, en termes de qualité et de terroir, l’équivalent du vin français.

 

Travail encadré par Catherine Legras, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Lorençon.

Sur le même sujet

Dans la rubrique Identités