Reportage réalisé à Dublin et dans le comté du Donegal
La télévision irlandaise sonne encore l’angélus et les sessions parlementaires commencent toujours par une prière, mais les habitants de l’île désertent peu à peu les bancs de l’Église.
Une croix de suie dessinée sur le front. Le jour du mercredi des Cendres, une trentaine d’élèves arborent fièrement ce symbole catholique à la sortie de la messe organisée par la prestigieuse université de Trinity College. Pour ces étudiants croyants, nul besoin de déserter la faculté en ce jour spécial : la chapelle fait partie du décor de ce campus d’architecture classique du XVIe siècle. «Pratique», pour Abby et Kaitlyn, deux étudiantes auparavant scolarisées dans l’enseignement catholique, qui représente 90% des écoles irlandaises. Pas de doute, l’Église est bien implantée dans le paysage de l’île d’émeraude.
Mais il y a deux ans, les habitants ont opté pour la légalisation de l’avortement par la voie du référendum. En 2015, ils approuvaient le mariage homosexuel. Avec, respectivement, 66% et 62% de «oui». Signes tangibles d’un changement dans la société irlandaise, qui se détache, peu à peu, de la loi du clergé.
Un héritage culturel
Pourtant, «les Irlandais ne voudront jamais d’une sécularisation à la française», assure le député du parti Fine Gael Neale Richmond. Dans l’hémicycle, chaque session parlementaire commence par une prière, à laquelle l’écrasante majorité des élus assiste «plus par habitude qu’autre chose: ça fait partie des habitudes culturelles qui rassurent les Irlandais et les fédèrent».
«Ici, se dire catholique, c’est aussi se définir par rapport à une autre communauté: les Britanniques», explique Vesna Malesevic, qui enseigne la sociologie à l’université de Galway depuis vingt ans. La foi irlandaise a été un enjeu central dans la lutte pour l’affranchissement du Royaume-Uni, à majorité protestante. D’abord au moment de l’indépendance du pays en 1921, puis durant la période des Troubles, qui a opposé les protestants nord-irlandais aux minorités catholiques discriminées (1969-1998). Au recensement national de 2016, 78% des Irlandais cochaient encore la case «catholique» à la ligne «quelle est votre religion ?».
En outre, au moment de son indépendance, l’île a délégué beaucoup de services publics au clergé à une époque où le tout jeune Etat devait se construire sans beaucoup de moyens. Il en résulte un système de gouvernance aux limites parfois floues : dans certains villages ruraux, tels que celui de Gort’a Choirce, dans le comté du Donegal, le prêtre cumule encore les fonctions de «chef du village» et de directeur de l’école communale.
Le malaise catholique
«Annoncez aux Irlandais un baptême ou des funérailles et cette église sera pleine à craquer», assure Tony, un Irlandais de cinquante-cinq ans rencontré à la sortie de la paroisse dublinoise de John’s Lane. Les cérémonies importantes continuent d’avoir du succès et de nombreux clercs rencontrés vantent «le plus haut taux de fréquentation de la messe en Europe». En 2016, une étude européenne a montré que 36% des adultes irlandais se rendaient à la messe au moins une fois par semaine, tandis que ce chiffre s’élevait à seulement 13% dans les dix-huit autre pays sondés. Mais ce chiffre est indéniablement en baisse : au rythme actuel, le taux de fréquentation de la messe dominicale devrait chuter d’un tiers d’ici 2030. En cause, l’âge des fidèles: seuls 13% d’entres eux ont entre douze et trente ans.
La prêtrise subit aussi une crise générale de la vocation. Cette année, seuls quinze séminaristes ont fait leur rentrée au Saint Patrick’s College. Ce campus situé à Maynooth, dans le comté de Kildare, est le lieu de formation national des futurs prêtres irlandais. Toutes années confondues, l’école compte soixante-huit élèves. Au détour d’un couloir de l’impressionnant bâtiment, un clerc nous indique l’ampleur du déclin : «J’enseigne ici depuis trente ans. À l’époque, il y avait 400 séminaristes». Sur les murs de l’institution, les trombinoscopes des différentes promotions comptent de moins en moins de visages chaque année.
En cause, notamment, les scandales dans lesquels a été impliquée l’Église ces dernières années. Avec, en première ligne, celui des abus sexuels perpétrés par les prêtres pédophiles, qui ont touché l’Irlande de plein fouet. Le petit village de Gort’a Choirce en est un exemple saillant: dans le cimetière de la toute petite commune, huit tombes abritent les dépouilles d’hommes qui se sont suicidés après avoir été violés par le révérend Eugene Greene. Le clerc a abusé d’au moins vingt-six enfants entre 1965 et 1982, dans cette bourgade qui ne compte aujourd’hui que 500 habitants.
Lors de sa visite en Irlande en août 2018, le pape a été accueilli par des manifestations de victimes des prêtres pédophiles et la plupart des médias ont relevé son incapacité à présenter de réelles excuses au nom de l’Église. Pour Connor, un étudiant en histoire de l’université laïque de Maynooth –qui jouxte le séminaire–, «les Irlandais se sont sentis trahis parce que l’Église a un rôle si important dans le pays. C’est presque comme si le gouvernement avait commis des abus sexuels», détaille-t-il.
Sans oublier l’affaire des blanchisseuses des «couvents de la Madeleine». Au début du XXe siècle, l’Église enfermait dans ces institutions dublinoises les femmes qu’elle jugeait perdues, telles que les prostituées et les filles enceintes hors-mariage, pour les faire travailler sans jamais les rémunérer –l’objectif étant de les punir pour leurs péchés, avec l’aval de l’État irlandais.
De ces scandales, les Irlandais gardent un goût amer et une méfiance renforcée. «La foi est devenue un peu taboue, explique la sociologue Vesna Malesevic. Selon les milieux sociaux, quelqu’un de plus pieux que la moyenne peut désormais être perçu non seulement comme réactionnaire, mais aussi comme naïf. On leur dit: comment peux-tu encore croire l’Église, après tout ce qu’ils ont fait ?».
Alors, les fidèles font profil bas. Dans l’ensemble, ils sont résignés à ne plus peser dans le jeu politique et médiatique. Durant la campagne précédant le référendum qui a mené à la légalisation de l’avortement en 2018, l’Église irlandaise est restée étonnamment discrète. Et quand on interroge les croyants sur ce qu’ils pensent de l’IVG ou du mariage homosexuel –légalisé, lui, après un référendum en 2015– difficile d’obtenir des réponses.
Le regard fuyant, Helen, une étudiante de 23 ans à Trinity College, se dit «pragmatique» sur la question de l’avortement: sans se revendiquer pro-IVG, terme qui est «presque un gros mot dans ce pays», elle préfère «que les femmes qui font le choix de mettre fin à leur grossesse le fassent dans de bonnes conditions». Comprendre: sans avoir à voyager en catastrophe en Angleterre, comme le faisaient plus de 3 000 Irlandaises chaque année avant la légalisation de l’avortement, en 2018.
«Je suis plus libérale que mes parents sur ces questions-là, mais on n’en parle pas, souffle-t-elle. Je ne veux pas qu’on se dispute». «Le sujet est sensible… et privé», confirme Tony, le fidèle rencontré à John’s Lane. Sur ces questions, impossible d’arracher plus de détails à ces personnages pourtant ouverts aux autres discussions sur leur foi. «Ils ont sûrement peur de se faire juger par la personne en face, à l’heure où la société est moins conservatrice», analyse Vesna Malesevic.
Et ce n’est pas parce que l’institution prend officiellement moins part aux débats de société que son opinion est moins tranchée. «L’Église reste archaïque dans les valeurs qu’elle transmet à travers ses prêches. Elle n’évolue pas aussi vite que le reste de la société», regrette le député du Fine Gael Neale Richmond. À Trinity College, le chapelain Allan O’Sullivan assure fièrement que les personnes qui suivent son enseignement biblique «auront davantage tendance à rejeter les idées libérales», sans vouloir détailler ce que cela signifie. «Ils sont peut-être moins nombreux qu’auparavant, mais ils suivent d’autant plus les préceptes».
«Pourquoi l’Église irlandaise mérite de mourir»
Pourtant, les enseignements très stricts des valeurs morales de l’Église deviennent de moins en moins tolérables pour beaucoup d’Irlandais. «Si les parents restent attachés à l’éducation catholique qui est dispensée à leurs enfants, ils ont de plus en plus de mal avec le fait qu’on leur apprenne qu’il ne faut pas coucher avant le mariage, par exemple», détaille Neale Richmond.
Chez les jeunes catholiques urbains, la ferveur est aussi de moins en moins palpable. La jeune Helen en témoigne : «Je ne vais à l’église que le dimanche, quand je rentre chez mes parents, dans le comté de Laois» [au centre du pays, ndlr].
À l’autre bout de l’île, ce constat fait écho chez le prêtre Sean O’Gallchoir, à Donegal, dans le comté très rural éponyme. «Les jeunes qui quittent le foyer parental pour aller étudier dans les grandes villes reviennent souvent bien moins attachés à l’Église et à la messe», regrette-t-il. Pour Vesna Malesevic, la fracture entre les comtés isolés et la capitale est très visible. Pour preuve, le Donegal est le seul comté à avoir voté majoritairement contre la légalisation de l’avortement. Les gouvernements successifs ont laissé s’installer un déséquilibre en «déléguant les services publics au clergé, et en délaissant les comtés ruraux», selon la sociologue.
Dublin est d’ailleurs le lieu où peuvent s’exprimer de –rares– voix dissidentes. Le prêtre Joe McDonald est l’une d’entre elles. Attablé à un café et visiblement fatigué, l’auteur de l’ouvrage Pourquoi l’Église irlandaise mérite de mourir (2017) livre une acerbe critique de sa propre institution. «En Irlande, le clergé a une puissance immense alors qu’il n’est pas représentatif de la société. Il hait les femmes et les homosexuels et est antidémocratique», martèle celui qui vient d’obtenir l’autorisation d’ouvrir une nouvelle paroisse à Ballyfermot, en banlieue dublinoise. Il entend co-diriger celle-ci avec des femmes et des personnes LGBT.
Joe fait néanmoins figure d’exception parmi les hommes d’Église irlandais. Amusé, il raconte que nombre de ses collègues ont interpellé l’archevêque de Dublin pour lui demander son exclusion de la communauté. Heureusement, le prélat est de son côté: «c’est un réformateur, un peu comme le pape François», sourit-il.
«L’Église a fait du mal aux Irlandais, mais je garde espoir en mon métier, soutient le prêtre. Et je prie en attendant le jour où elle transmettra à nouveau les valeurs prônées par Jésus: la compassion, l’ouverture aux autres et la miséricorde».
Travail encadré par Audrey Parmentier, Cédric Molle-Laurençon, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor