Reportage réalisé à Killybegs et Arannmore (Irlande).
Dans le Donegal, première région de la pêche en Irlande, le parti d’opposition Sinn Féin a rassemblé près de la moitié des suffrages aux dernières élections générales (8 février 2020). Un signal envoyé par les petits pêcheurs, qui accusent le gouvernement de les abandonner.
L’endroit est désormais désert. Seules trois carcasses de navires, déposées sur le bord de la jetée, laissent deviner un ancien haut lieu de pêche. Les bruits des moteurs ont laissé place au silence pesant. De vieux filets traînent au milieu de pièges à crabes oubliés. Autour, quelques bâtiments de pierre, vestiges du passé, sont laissés à l’abandon. Plus aucun poisson n’est débarqué dans ce petit port d’Arannmore, la plus grande île du comté de Donegal, le long de la côte Ouest de l’Irlande. «C’est dur de revenir ici, murmure Jerry Early, le regard perdu dans le vide. Notre gouvernement a enlevé notre âme, tout ce que nous avions.» Lassé du pouvoir en place, l’ancien pêcheur a voté pour le Sinn Féin, parti de gauche d’opposition, lors des élections générales, comme 45% des habitants de la région côtière.
«Dans ce pays, ce sont toujours les plus gros qui gagnent, s’exaspère l’ancien marin de cinquante-quatre ans, qui avait pourtant voté pour le Fine Gael (centre-droit) en 2016. J’aimerais que notre gouvernement considère enfin le potentiel de nos îles.» Ses yeux clairs, masqués par des paupières tombantes, sont résignés. Aujourd’hui propriétaire d’un bar et d’une auberge, il pêchait il y a encore quinze ans des kilos de saumon sur ce port, de quoi lui assurer la moitié de ses revenus annuels. Mais en 2006, le gouvernement irlandais a décidé, en application d’une directive européenne, d’interdire la pêche au saumon, pour enrayer le déclin de l’espèce. Depuis, les pêcheurs d’Arannmore n’ont eu d’autre choix que de se reporter sur le crabe, libre de toute restriction européenne. Mais le crustacé est bien moins rentable. L’île ne compte aujourd’hui plus que trois pêcheurs.
Des marins asséchés par les quotas européens
Sur le port de Killybegs, à quelques kilomètres au sud, les marins sont plus nombreux. Mais ici aussi, «la pêche est la dernière priorité de notre gouvernement», soupire, amer, Tony Byrne, qui a aussi choisi le Sinn Féin, le 8 février dernier. Le pêcheur de poissons blancs, installé depuis quarante ans sur le premier port du pays, a profité de la promenade de son chien Sam pour admirer les kilos de harengs, fraîchement pêchés par son collège Harry. Trois marins s’affairent ce soir-là pour décharger le butin.
Ce soubresaut d’activité cache une réalité plus difficile. Tony ne peut sortir son bateau qu’à peine plus de six mois par an, pour attraper merlans, soles ou encore turbots. Ses volumes de pêche autorisés sont vite dépassés. Pour éviter d’épuiser les stocks de poissons, la Commission européenne décide chaque année, dans le cadre de la politique commune de la pêche (PCP), d’un montant maximum de captures par espèce et par zone maritime donnée. Chaque État reçoit une part fixe de ce volume de capture, qu’il répartit ensuite entre ses pêcheurs. Lorsqu’un quota applicable à une espèce est épuisé, le pays doit fermer la pêcherie concernée.
Notre gouvernement s’en fout de nous
Tony Byrne, pêcheur de poissons blancs à Killybegs
«Je sais que les réglementations sont nécessaires, mais de mauvaises régulations, trop strictes et injustifiées, c’est mauvais pour tout le monde», peste le marin, une main puissante posée sur le gouvernail du Rachel-D, son chalutier de quinze mètres, du nom de sa fille.
Engoncé dans sa doudoune, un bonnet vissé sur sa tête ronde, il s’indigne: «Nous avons été maltraités dans les négociations européennes car notre gouvernement s’en fout de nous.» Le quota attribué à chaque État membre est calculé en prenant en compte les prises antérieures de chaque pays. Avec une flotte moins développée (2 061 navires irlandais en 2017, contre 9 231 espagnols par exemple), l’Irlande obtient moins de quotas que ses voisins. En 2015, l’Espagne comptait pour 17 % du volume de pêche réalisé par les pays membres, contre 4,5% pour l’Irlande. «Si on n’était pas dans l’Union Européenne, conclut Tony, pourtant fervent partisan des valeurs de l’alliance continentale, on aurait plus de poissons, et plus d’argent.»
On se sent comme les Indiens d’Amérique
Tony Byrne, pêcheur de poissons blancs à Killybegs
Ses doigts massifs parcourent l’application Mapping Vessels avec agilité. «Vous voyez, en ce moment il n’y a dans nos eaux que quinze navires irlandais, s’exaspère le sexagénaire, debout dans son embarcation fatiguée. Tous les autres sont étrangers.» Les eaux irlandaises, particulièrement poissonneuses, attirent les navires européens. A Killybegs, 35% des poissons débarqués en 2018 provenaient de navires non-irlandais. «On se sent comme les Indiens en Amérique, s’emporte le marin. Et ce sera encore pire avec le Brexit.» L’interdiction d’accéder aux eaux britanniques sonnerait comme une énième difficulté pour les petits pêcheurs du Donegal: «Tous les navires européens qui pêchaient dans les eaux britanniques vont envahir nos mers.»
Un siège en lambeaux, quelques ustensiles de cuisine abîmés jetés sur la table: l’embarcation de Tony n’a pas fière allure à côté des grands chalutiers européens flambants neufs, amarrés aux côtés de son Rachel-D. Ces navires de plus de vingt-cinq mètres de long, propriétés d’entreprises internationales, pêchent en haute mer à l’aide d’engins mécaniques très puissants, pouvant aspirer jusqu’à quinze tonnes de poissons en une minute. Les quotas les empêchent également de sortir leur navire toute l’année, mais leur activité est plus lucrative. Edward Kyles, rencontré sur le quai à deux pas de l’embarcation de Tony le confirme: il a travaillé pendant trente ans sur ces grands chalutiers et a gagné jusqu’à 120 000 € en cinq mois.
Sans pouvoir pêcher toute l’année et face à la concurrence européenne, Tony a au contraire vu ses revenus issus de la pêche divisés par deux en quinze ans. «Certaines familles souffrent, concède le marin, d’une voix hésitante. Tout le monde a un deuxième emploi.»
Un million d’euros pour un chalutier de quinze mètres
Les revenus baissent et les coûts augmentent. Pour acheter un petit chalutier neuf de quinze mètres de long, il faut désormais compter un million d’euros. Tony avait déboursé la moitié à la fin des années 1980, quand il a lancé son activité. De quoi dissuader les jeunes générations de se lancer.
Les deux fils de Brian McGilloway, pêcheur retraité, ont dû déménager en Angleterre pour vivre de leur passion. Le marin, une casquette vissée sur la tête, a grandi à Killybegs et a transmis l’art de la pêche à ses fils dès leur plus jeune âge. Mais impossible pour eux d’acheter une licence ou un bateau. Impossible également d’intégrer l’équipage d’un des rares grands chalutiers (environ 200 dans toute l’Irlande) . «Il n’y a que douze matelots par navire, s’énerve le septuagénaire. Et les anciens ne veulent pas céder la place.»
Nous avons perdu une génération de pêcheurs. Ça ne se rattrapera jamais.
Jerry Early, ancien pêcheur sur l’île d’Arannmore
Devant cet avenir morose, les jeunes générations délaissent les cités portuaires. L’héritage de la pêche disparaît peu à peu. «Mon fils ne sait pas faire un nœud de filet, se désole Jerry, ses yeux clairs perdus dans le vide. Ce n’est pas sa faute, c’est celle du système. Je lui demande: “pourquoi tu n’es pas comme moi? Pourquoi tu ne veux pas pêcher?” Il me répond: “Je vois que ça te tue mentalement, papa”.»
Sur le bord des routes à Arannmore, les maisons abandonnées se multiplient. «Nous avons perdu une génération de pêcheurs. Ça ne se rattrapera jamais», regrette l’ancien marin. Plus de 600 résidents il y a quinze ans, ils sont désormais moins de 400 à habiter sur l’île. Deux épiceries ont fermé, il n’en reste plus qu’une.
Même constat pour Tony, attablé au pub du coin, sa troisième Guinness à la main. Le pêcheur fait défiler sur son téléphone les photos de famille. Ses enfants ont déménagé à Dublin. L’un est manager dans une banque, l’autre travaille pour eBay. «En quittant nos ports, les enfants ne remplissent plus les restaurants, ne participent plus aux matchs de football du week-end, se désespère le marin, les mains posées sur son ventre rebondi. La ville se meurt, on disparaît lentement.»
Sur les docks ou dans les bars, les pêcheurs dénoncent un gouvernement qui délaisse les communautés rurales, au profit des grandes villes. «Si l’Etat était un bateau, il pencherait à l’Est!», s’amuse avec amertume Tony. Une manière de dénoncer la concentration des activités autour de la capitale. «On en a marre de nos anciens partis au pouvoir, sourit le marin avec malice face à la journaliste française. En Irlande, on ne manifeste pas souvent, mais regardez, j’ai mon gilet jaune!»
Des politiques pour soutenir les communautés côtières
Le gouvernement irlandais se défend d’abandonner les petits pêcheurs. Les deux partis au pouvoir, Fine Gael et Fianna Fail, se targuaient dans leurs programmes de campagne d’avoir négocié 240 millions d’euros auprès du fond européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) afin d’accompagner les marins vers une pêche durable. Le parti du Premier ministre sortant a également communiqué sur son programme Fisheries Local Area Group (FLAG), qui a permis de monter des partenariats avec des acteurs privés locaux pour diversifier les activités des pêcheurs.
Mais pour beaucoup, il ne s’agit que de marketing. Fatigués de se sentir toujours lésés, les communautés rurales du Donegal ont doublé le score électoral du Sinn Féin depuis 2016. Dans son programme, le parti républicain d’opposition assure être «déterminé à rajeunir l’industrie de la pêche, en la rendant écologiquement durable et économiquement viable pour les communautés locales.»
Songeur devant l’ancien port désaffecté de son île, Jerry attend beaucoup du parti d’opposition. Le député Sinn Féin du Donegal, Pearse Doherty, a fait porter en 2017 devant le parlement un projet de loi pour utiliser le droit européen de contourner les restrictions de la politique commune de la pêche. Le texte autoriserait les marins insulaires à pêcher sans quota le long de leurs côtes, dans la limite de six milles depuis le littoral, et à condition que la pêche soit totalement artisanale, sans aucun engin mécanique. Après plusieurs étapes de négociations, les discussions autour du texte ont été repoussées après la dissolution du parlement. Jerry espère que les nombreux sièges remportés par le Sinn Féin permettront de faire passer le projet de loi.
Les cheveux balayés par le vent, le regard tourné vers les falaises d’Arannmore, le marin croit toujours en son île, malgré les obstacles. «Je pense à abandonner vingt fois par jour, mais c’est ma responsabilité de conserver l’île comme elle a toujours été. C’est notre identité. Tant que quelques pêcheurs seront encore présents, la flamme ne s’éteindra pas.»
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Travail encadré par Cédric Molle-Laurençon, Audrey Parmentier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.