Passerelles

Le XV du Trèfle «c’est l’équipe de toute l’Île d’Irlande»

Le rugby occupe une place importante dans la société irlandaise. Moins populaire que les sports gaéliques, il est tout de même devenu un symbole d’unité, grâce au XV du Trèfle, qui réunit République d’Irlande et Irlande du Nord au sein d’une même équipe.

Les tribunes de l’Energia Park de Dublin sont remplies de jeunes écoliers, venus assister à l’entraînement du XV Irlandais. En plein Tournoi des Six Nations l’équipe de rugby d’Irlande a ouvert les portes de l’entraînement à son public. Sous une pluie fine, une centaine de supporters se pressent autour du terrain.

Sous le regard de leur entraineur anglais Andy Farell, la star de l’équipe Jonathan Sexton, offre la balle de l’essai à Jacob Stockdale qui s’en va marquer entre les perches. Le premier est originaire de Dublin, le second vient de Lurgan en Irlande du Nord. Ils ne viennent pas du même pays, mais leur passion les a réunis au sein de la même équipe. Les chants irlandais fusent des gradins pour encourager des joueurs en difficulté, après leur dernière défaite face à l’ennemi anglais, cinq jours plus tôt (24-12).

L’Ireland’s Call résonne dans le stade. L’hymne officiel de l’équipe de rugby de l’Irlande a été écrit à l’occasion de la Coupe du monde 1995 par le compositeur originaire de Londonderry, Phil Coulter. Un hymne spécial pour rassembler la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Deux pays en conflit pendant une grande partie du XXe siècle (Guerre d’indépendance Irlandaise de 1919 à 1921 et le conflit nord-irlandais de 1968 à 1998) et qui jouent pourtant main dans la main au sein du XV Irlandais. Représentés par un même symbole, le trèfle et par une même couleur, le vert.

Le choix de l’union

En 1921, l’île se sépare en deux pays. L’État libre d’Irlande et l’Irlande du Nord. La fédération de football d’Irlande décide de se scinder et de créer deux équipes distinctes. L’Ireland Rugby Football Union (IRFU), la fédération qui chapeaute le rugby irlandais a de son côté fait le choix de l’union. 

Le rugby irlandais repose sur le modèle des quatre provinces d’Irlande : le Leinster (Dublin), le Munster (Limerick), le Connacht (Galway) et l’Ulster (Belfast). Une province réunit les meilleurs joueurs des clubs de chaque région. Aujourd’hui, les quatre provinces participent au Pro14 (un championnat réunissant les équipes d’Irlande, d’Écosse, du Pays de Galles, d’Italie et d’Afrique du Sud), ainsi qu’aux Coupe d’Europe. 

Le rugby irlandais repose sur le modèle des quatre provinces

Trevor Ringland est né à Belfast. Après avoir commencé le rugby à Ballymena dans la banlieue de la capitale nord-irlandaise, il a joué toute sa carrière pour la province de l’Ulster. Il a joué 31 matches avec le XV d’Irlande et participé à la première Coupe du monde de rugby en 1987. 

«La fédération irlandaise de rugby a toujours cherché à maintenir son équipe unie. Même si les deux pays sont constitutionnellement à part, elle a créé une équipe qui inclut les irlandais qui sont aussi britanniques», explique-t-il.

Trevor Ringland a participé à la première Coupe du monde de rugby avec l’Irlande / ©Pinterest Photograph : Billy Stickland/Inpho

« Rassembler les gens »

«Trevor Ringland a été l’un des plus grands joueurs de l’histoire de l’équipe d’Irlande, analyse Tom English, journaliste de sport pour la BBC et auteur du livre “No Borders : Playing Rugby for Ireland”. Pas forcément pour ce qu’il a fait sur le terrain, mais pour ce qu’il faisait en dehors. Il a toujours milité pour rassembler les gens. C’était vraiment héroïque». L’ailier a joué pour le XV du Trèfle pendant les Troubles. Ce conflit nord-irlandais a traumatisé le pays, par ses près de 37 000 fusillades, 16 000 attentats et ses plus de 3500 morts sur fond de tensions exacerbés entre catholiques nationalistes et protestants unionistes. 

Le rugby a montré comment faire pour nouer des bonnes relations.

Pourtant, l’union du XV Irlandais a survécue à cette période sombre de l’histoire irlandaise. «Le sport a permis de conserver les relations et les amitiés entre les Irlandais, que la politique aurait pu détruire», estime Trevor Ringland.

Dans un café, assez proche du stade de Trinity College pour y apercevoir ses poteaux de rugby et sa pelouse parfaitement entretenue, Hugo MacNeill, qui a commencé sa carrière de rugbyman dans ce prestigieux établissement se souvient : «le rugby a montré comment faire pour nouer des bonnes relations. Trevor était de Belfast, il est protestant. Moi je suis de Dublin, je suis catholique et pourtant nous avons joué ensemble et nous nous entendons très bien». Aujourd’hui candidat sans étiquette aux élections sénatoriales, il a joué pour le XV d’Irlande de 1981 à 1988. Il formait le triangle d’arrière avec Trevor Ringland et Keith Crossan, lui aussi originaire de Belfast.

Hugo MacNeill a joué pour le XV du Trèfle de 1981 à 1988 © Paul-Antoine Leclercq

«On discutait beaucoup, même des sujets qui fâchent. On parlait régulièrement de politique dans les vestiaires ou pendant les bières d’après-matches, renchérit-il. Il fallait qu’on se connaisse, qu’on se fasse confiance pour jouer ensemble au rugby. Je n’avais jamais rencontré de protestant, ils n’avaient jamais rencontrés de catholique donc c’était obligatoire qu’on en parle pour apprendre à se connaître et s’accepter»

L’unité menacée

«Dans une équipe de sport, et spécialement de rugby, nous avons besoin de jouer ensemble pour gagner. Pour que ça fonctionne, il faut que nos coéquipiers soient nos amis. Et nous étions une équipe d’amis malgré nos différences. On faisait des soirées ensemble, des voyages ensemble, on rigolait ensemble. On faisait tout ensemble, se souvient Trevor Ringland, une pointe de nostalgie dans la voix. Il rajoute : «Nous n’étions pas d’accord sur tous les sujets, mais tout le monde s’accordait à dire que tuer des gens n’était pas la bonne solution». 

Dans les années 1970 et 1980, plusieurs joueurs d’Irlande du Nord se sentaient menacés.

«L’unité de l’équipe a été fortement menacée par les Troubles », avance Tom English. Être joueur de rugby en Irlande du Nord n’avait rien de facile. « Les terroristes loyalistes d’Irlande du Nord ne voulaient pas de cette équipe d’Irlande unie», rajoute-t-il. Ils s’exposaient au danger à chaque fois qu’ils devaient quitter leur pays et traverser la frontière pour jouer au rugby.

«Dans les années 1970 et 1980, plusieurs joueurs d’Irlande du Nord se sentaient menacés. Il y avait des moments où ils avaient peur de jouer pour le XV d’Irlande parce qu’ils savaient que des gens dangereux en Irlande du Nord s’opposaient à cette équipe», rajoute-t-il. 

Des générations de joueurs du XV du Trèfle ont débuté le rugby sur ce terrain de Trinity College / © Paul-Antoine Leclercq

Pendant les Troubles, les joueurs du XV d’Irlande n’ont jamais été visés par des attentats. Mais le 25 avril 1987, le rugby irlandais n’est pas passé loin du drame. À moins de six mois de la première Coupe du monde de l’Histoire, les joueurs sont convoqués à Dublin pour préparer la compétition. Six joueurs d’Irlande du Nord sont appelés. Deux voitures sont affrétées pour les emmener de Belfast à Dublin. «Dans une première voiture il y avait David Irwin, Nigel Carr et Philip Rainey. Moi je me trouvais dans une autre partie 20 minutes après», raconte Trevor Ringland. 

Au moment de passer la frontière, la première voiture est soufflée par une forte explosion. «Les joueurs n’étaient pas visés par l’attentat, explique-t-il. C’est la voiture d’un juge nord-irlandais, Maurice Gibson qui a explosé. Ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment…». Après avoir acquitté trois policiers britanniques accusés d’avoir tué un membre de l’IRA, le juge Gibson était devenu une cible pour les combattants républicains. Sa voiture est prise est pour cible alors qu’il revenait de vacances. Lui et sa femme ne survivent pas à l’explosion. 

Murder of Lord Justice Maurice Gibson

La voiture du juge Gibson pulvérisée par l’explosion © Bobbie Hanve / Flickr

Dans la voiture des rugbymen qui se trouvait sur l’autre file au moment de l’explosion, Philip Rainey est victime d’une forte commotion cérébrale. David Irwin s’en sort avec quelques égratignures. Nigel Carr, lui, n’a pas eu cette chance. Sa jambe est restée coincée dans le tableau de bord. «Il était blessé, il a raté la Coupe du monde et n’a plus jamais joué avec l’équipe d’Irlande», soupire l’ancien ailier. 

L’Ireland’s call comme symbole de l’Irlande unie

Après cette attaque à la bombe, l’IRFU estime qu’au vu du contexte, il ne serait pas approprié de jouer “The Soldier’s Song”, l’hymne de la République d’Irlande, pendant la Coupe du monde 1987 pour représenter le XV d’Irlande. «Il était considéré comme un hymne Républicain et violent. C’était très difficile pour les joueurs d’Irlande du Nord de chanter cet hymne», explique Tom English. «C’était une erreur de représenter cette équipe par « The Soldier’s Song »», reconnaît de son côté Hugo MacNeill. La Fédération trouve une solution provisoire, et choisi comme hymne, la ballade irlandaise The Rose of Tralee. 

«Lors de la première coupe du monde de rugby en 1987 en Nouvelle-Zélande, toutes les équipes avaient un hymne, sauf nous, regrette Trevor Ringland. Quand on a joué contre le Pays de Galles à Wellington, après l’hymne gallois, a retenti la « The Rose of Tralee ». Personne n’aimait ce chant. Ensuite avant le match suivant, un journaliste nous a demandé si on chanterait le « God Save The Queen » ou « The Rose of Tralee ». On avait besoin d’une musique qui nous rassemble tous».

Cette musique rassembleuse sera le Ireland’s Call, aujourd’hui chanté par tous lors des rencontres de l’Irlande. Les paroles, écrites spécialement pour cette équipe de rugby d’Irlande unie sont sans équivoque : «Side by side (côte à côte) / We stand like brothers (Nous nous tenons comme des frères) / One for all and all together (Un pour tous et tous ensemble) / We will stay united through darker days (Nous resterons unis pendant les jours les plus sombres) / And we’ll be unbeatable forever (Et nous serons imbattables pour toujours)». 

«Le XV d’Irlande c’est l’équipe de toute l’Île d’Irlande, sans menacer l’identité, ni la religion des joueurs, estime Hugo MacNeill. C’est pour ça qu’il fallait un hymne différent de celui de la République, parce que ce n’est pas une équipe de la République, c’est plus que cela. Et l’Ireland’s call a la force de représenter cela».

En 2007, un des plus beaux moment d’union de l’Irlande se déroule dans le temple du football gaélique : le stade de Croke Park, théâtre malheureux du « Bloody Sunday » de 1920. Le 21 novembre 1920, quatorze agents britanniques sont assassinés à Dublin par l’IRA. En représailles, les forces britanniques se rendent à Croke Park et ouvrent le feu sur le public, en pleine rencontre de football gaélique. Bilan : 30 morts et 70 blessés. 

Lors du Tournoi des Six Nations 2007, pour la première fois, de l’Histoire, cette enceinte mythique accueille les matches du XV d’Irlande. Le 24 février, il reçoit l’Angleterre. Lorsque l’Ireland’s Call  résonne dans le stade, de nombreux joueurs ne parviennent pas à contenir leur émotion, et laissent couler leurs larmes.

Travail encadré par Cédric Molle-Laurençon

Paul-Antoine Leclercq

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