Reportage réalisé à Londonderry (Irlande du Nord).
Depuis 1985, le club nord-irlandais du Derry City FC n’évolue plus dans son championnat national, mais celui du voisin, la République d’Irlande. Une situation quasi unique en Europe qui s’explique par la situation politique de la ville et du pays.
«On ne joue pas dans un autre pays, on joue en Irlande. Pour moi, il n’y en a qu’une, pas deux.» Le rouge et blanc sur les épaules, Hugh Curran, d’apparence tranquille, hausse le ton. «L’Irlande du Nord n’est pas mon pays», assure l’homme de soixante-quatre ans, toujours hanté par les fantômes du conflit nord-irlandais. C’est pourtant sur ce territoire, qui fait partie du Royaume-Uni depuis 1921, que son équipe accueille, ce vendredi 28 février, les Bohemians de Dublin, l’un des clubs irlandais les plus titrés, au Brandywell Stadium. «Le Derry City FC (DCFC), c’est toute ma vie. Partout où il va, je le suis.» Depuis 1985, le club catholique n’évolue plus dans son championnat géographique mais dans celui du voisin, la Premier League irlandaise. Un cas particulier en Europe, à l’instar des Gallois de Cardiff et de Swansea qui jouent en Angleterre, ou de Monaco en France. Mais encore plus rarissime pour des raisons politiques inhérentes au pays.
Principal théâtre du conflit nord-irlandais, marqué par des violences entre républicains (catholiques) en lutte pour l’union des deux Irlandes d’un côté, et unionistes (protestants) favorables au maintien dans le Royaume-Uni de l’autre, la ville de Londonderry était un territoire hostile à la fin des années 1960. «Il y avait des checkpoints un peu partout, la police et l’armée surveillaient. Quand on conduisait, c’était courant d’avoir une route barrée, parce qu’il y avait une bombe», se souvient Lawrence Moore, responsable de la communication du club. Des affrontements sanglants ont lieu entre les partisans d’une Irlande réunifiée et les défenseurs du maintien dans la Couronne britannique. Le destin du club de Derry City, créé en 1928, s’écrira au rythme de la lutte armée. Jusqu’au choix de bannir toute référence au nom de la ville, Londonderry, traduisant une influence britannique: «Londonderry est le mot à éviter. Je dois surtout dire Derry. Ou plutôt, Legend Derry!», rigole Danny Lupano, défenseur prêté par Hull City et déjà au fait du vocabulaire local. «Ici, le public te supporte à mort. Toute une ville est derrière toi», poursuit le jeune homme de dix-neuf ans. Parce que depuis toujours, les deux ne font qu’un.
Treize années dans l’anonymat
En 1965, malgré les violences, le Derry City FC devient la première équipe nord-irlandaise à passer un tour en Coupe d’Europe des clubs champions – l’ancêtre de la Champions League – après sa victoire contre les Norvégiens du FC Lyn Oslo. L’étape d’après, contre Anderlecht, n’aura finalement jamais lieu, après que le Brandywell Stadium où devait se jouer le match a été déclaré non conforme. Une décision prise par la fédération nord-irlandaise de football (IFA), organisation protestante et unioniste, qui ne voit pas d’un bon œil la présence du Derry City FC sur la scène européenne. «Une injustice» pour beaucoup d’acteurs du club, et le début de la rupture entre les deux parties. «En Irlande du Nord, même s’il y a des exceptions, les clubs et les sports sont toujours liés à des causes politiques», explique Paul Rouse, professeur d’histoire à l’University College Dublin (UCD). Les années suivantes, ce fut au tour de plusieurs clubs nord-irlandais de confession protestante de boycotter le Brandywell Stadium. Officiellement, «parce qu’ils ne se sentaient pas en sécurité en venant ici», comme l’explique Lawrence Moore. Le club est dans une impasse. Seule solution: délocaliser ses matchs à Coleraine, ville plus à l’est à une cinquantaine de kilomètres. Malgré des demandes réitérées, l’IFA refuse la réintégration du club dans son stade. 1972 est une année noire pour Derry, marquée par le Bloody Sunday du 30 janvier : 14 personnes tuées après des tirs de l’armée britannique lors d’une marche républicaine pacifique. Quelques semaines plus tard, le DCFC décide de quitter le championnat nord-irlandais.
S’ensuivront treize années dans l’anonymat, sans équipe professionnelle. «Nous avions seulement une équipe junior. C’était très difficile, il y avait six ou sept spectateurs aux matchs», raconte Hugh Curran, toujours au rendez-vous. Dans son grand bureau où il s’isole les veilles de matchs, Declan Devine, ex-joueur et coach de l’équipe depuis 2019 après une quinzaine d’années au club, n’a toujours pas digéré cette période. «J’ai grandi à une époque où il n’y avait pas de football professionnel à Derry, et ça c’est très dur pour un jeune joueur qui veut faire carrière dans le football», commente-t-il, posté devant un large tableau blanc où apparaissent les noms de ses joueurs. «Ç’a été une grande injustice pour la ville, réputée pour former des footballeurs internationaux, à la fois pour l’Irlande du Nord et la république d’Irlande.»
Un match, des tombes et des bières
L’année 1985 marquera la renaissance du club. Le DCFC obtient l’autorisation d’intégrer le championnat de la république d’Irlande. «Il n’y avait pas de message politique dans cette décision. Elle était purement sportive», insiste Kevin McLaughlin, journaliste sportif au Derry Journal et dont le père, premier entraîneur de l’équipe sous cette nouvelle ère, avait participé aux négociations. Une version corroborée par Stephen Joyce, dirigeant au sein de l’University College Dublin (UCD), club de seconde division et passionné de football irlandais: «Ce n’était pas trop une décision politique. Mais il y avait un fantasme romantique selon lequel le retour du Derry City FC au niveau senior « unirait la ville ». Il était injuste d’imposer un tel fardeau à un club de football.»
Le premier match, contre les Dublinois d’Home Farm, s’est conclu par un succès (3-1). Hugh Curran ne l’a jamais oublié: «Tout le monde était très excité. C’était la fin d’un cauchemar, et un nouveau départ», raconte le supporter. «Ce jour-là, il y avait plus de 10000 personnes dans le stade. C’était énorme! Nous ne pouvions pas faire entrer une personne de plus», en sourit encore Hugh Curran. Une affluence inédite obligeant certains fans à s’amasser dans le cimetière qui surplombe le Brandywell Stadium et offre une vue dégagée sur le rectangle vert. «Ils étaient debout, avec des boissons, à regarder le match», au milieu des tombes, se remémore Kevin McLaughlin. «Depuis, c’est devenu une tradition lors des grands matchs. Ceux qui ne veulent pas payer leur place regardent depuis le cimetière», assure Lawrence Moore, entre deux éclats de rire.
Tony O’Doherty, ancien international nord-irlandais et légende incontestée du Derry City FC, portait les couleurs de l’équipe en 1985. Toujours présent les soirs de match, son talkie–walkie en main pour gérer l’organisation, celui que la ville entière surnomme «Tony Doc» se souvient d’une période faste pour le club: «On a commencé à accueillir de nouveaux joueurs. Derry avait deux Brésiliens, des Sud-Africains et d’autres qui venaient de Yougoslavie. Nous étions des phénomènes pour tout le monde dans le championnat». En 1989, le club réalise sa plus belle saison avec un triplé historique encore jamais égalé: championnat d’Irlande, coupe et coupe de la Ligue d’Irlande.
Les années passent, le club grandit et s’illustre sur la scène européenne, comme en 2006, avec un choc contre le Paris Saint-Germain, au premier tour aller de la Coupe UEFA. Mais la politique, elle, n’est jamais très loin. En témoigne cette photo des ultras parisiens, très appréciée par les fans du Derry City FC, devant un mur du Bogside, quartier catholique niché à quelques encablures du stade, où s’affiche en grand l’inscription: «You are now entering Free Derry».
Et Hugh Curran, assis à une table du Derry City FC Sports & Social Club, d’ajouter: «Lors du match retour, à mon arrivée à Paris, des supporters m’ont demandé ce que je faisais là-bas, si j’étais Anglais et si je voulais me battre. Je leur ai dit « non, ce n’est pas l’Angleterre. Nous, nous les combattons. Nous sommes l’Irlande »». De quoi faire sourire le gérant du pub où se retrouvent avant et après les matchs les amoureux de l’équipe. Un lieu où maillots, écharpes, coupures de journaux et posters tapissent les murs, et rappellent les grandes heures du club.
La religion n’a rien à voir avec le football
Declan Devine, manager du Derry City FC
Plus de vingt ans après l’accord du Vendredi saint, scellant la paix entre les unionistes protestants et les républicains catholiques d’Irlande du Nord, la question religieuse et politique semble moins vivace dans l’esprit des suiveurs du Derry City FC. «Si beaucoup de protestants ont quitté la ville durant le conflit, les autres encouragent aujourd’hui le club de Derry, au même titre que les catholiques», explique Félix McElhone, supporter des Candystripes – surnom des joueurs du DCFC – né à Belfast et vivant aujourd’hui de l’autre côté de la frontière. Declan Devine, le manager de l’équipe, est encore plus ferme: «La religion n’a rien à voir avec le football. La seule chose qui nous importe, c’est que si tu viens jouer à Derry, tu représentes notre population en affichant ses valeurs.» Une population qui fait partie des plus pauvres du Royaume-Uni, où le taux de chômage est le plus élevé d’Irlande du Nord.
L’affaiblissement du clivage religieux se retrouve également dans la rivalité du club avec l’Institute FC, l’autre équipe de la ville, située dans le quartier protestant du Waterside, sur la rive est. Depuis deux ans, suite à l’inondation de son stade, elle joue dans le même stade que le Derry City FC, tout en évoluant dans le championnat nord-irlandais. «Il n’y a aucun problème. Quand la saison de Derry se termine, vous pouvez voir des fans de Derry venir supporter l’Institute FC au Brandywell», explique Billy Scampton, responsable de la sécurité du stade depuis 2007. Des échanges de joueurs sont même courants entre les deux clubs. «Aujourd’hui, s’il y a un problème dans la ville, c’est seulement avec l’autorité, la police», juge Stephen Joyce, dirigeant au sein du club de l’University College Dublin (UCD). Depuis l’intégration du Derry City FC à la D1 irlandaise, la police britannique ne s’aventure jamais autour du stade les soirs de match. «C’est plus sûr quand elle n’est pas là. Peu importe où tu vas, si la police est là, ça peut finir en confrontation», assure Lawrence Moore, le responsable de la communication du club. «Elle n’est clairement pas la bienvenue», renchérit le supporter Félix McElhone. «Parce qu’elle est vue comme britannique et impériale.»
God Save the Queen en tribunes
L’officialisation du Brexit, dans une ville qui avait voté majoritairement pour le maintien dans l’Union européenne en 2016, cristallise également les tensions avec la Grande-Bretagne. «Je ne peux pas croire que le peuple britannique ait fait cela, c’est une décision folle. Il y a une inquiétude sur l’avenir du club», se projette Kevin Morisson, photographe de l’équipe. La question des transferts est toujours en suspens: «Derry étant géographiquement en Irlande du Nord, les joueurs qui évoluent dans le championnat au Royaume-Uni devront techniquement avoir besoin d’un visa pour travailler», confie Stéphane Jauny, consultant pour FOX Sports et ancien footballeur professionnel.
Depuis quelques années, des négociations ont été entamées pour aboutir à un championnat unique de football entre les deux Irlandes, à l’instar du football gaélique ou du rugby. «Ça pourrait rendre le championnat plus compétitif. Mais il y a encore beaucoup de réticences chez les Nord-Irlandais, avec la présence importante de protestants du côté de Belfast notamment», décrit Anthony Pla, commentateur sportif en Irlande pour la chaîne ESPN. À Londonderry, la fusion est plutôt vue d’un bon œil: «La situation politique et le processus de paix ont changé beaucoup de choses, et rendent le projet réalisable», pense Kevin McLaughlin, du Derry Journal. En attendant, l’histoire du Derry City FC continue de s’écrire entre les deux Irlandes. Pour le plus grand plaisir des supporters adverses, qui ne manquent pas de provoquer les Candystripes en entonnant en tribunes le God Save the Queen, l’hymne britannique.
Encadré par Catherine Legras, Cédric Molle-Laurençon, Delphine Veaudor.