Passerelles

Ces Irlandais et Nord-Irlandais qui œuvrent à la réunification

Reportage réalisé à Belfast et à Newry (Irlande du Nord).

Depuis le Brexit, les initiatives de la société civile se multiplient des deux côtés de la frontière irlandaise afin de promouvoir la réunification des deux pays. Mais le souvenir de la guerre civile rend ce processus délicat.

«On doit se dépêcher ! S’empresse Caeran. Il paraît qu’hier, ils ont du refuser des gens», s’inquiète-t-il en démarrant son 4×4 au quart de tour. Direction le meeting du parti Sinn Féin, dans la ville nord irlandaise de Newry. Ce quarantenaire aux cheveux grisonnants gère le thinktank #Think32, qui veut «engager le dialogue sur la réunification des deux Irlande et en promouvoir les bénéfices» à travers les réseaux sociaux. Il est originaire du quartier républicain et catholique de Falls Road à Belfast-Ouest en Irlande du Nord, dont les habitants veulent majoritairement se réunifier avec la république d’Irlande.

Caeran assure que son think tank n’est pas lié à un parti politique. «Je vais écouter ce que le Sinn Féin a à dire de nouveau sur la réunification», explique-t-il de sa voix douce. Le parti, qui promet une Irlande unie d’«ici 5 ans», est devenu la 1ère force politique en république d’Irlande et 2ème en Irlande du Nord. Les dizaines de personnes qui n’ont pu trouver de place parmi les 700 sièges de la salle peuvent en témoigner. Un souffle nouveau pour Caeran, qui estime que les branches nord-irlandaises des partis du Fianna Faìl et du Fine Gaìl n’ont «rien fait» pour réunifier l’île. S’il pense que le Sinn Féin incarne un nouvel élan, il considère que «la société civile, et donc #Think32, doit engager le dialogue sur le sujet».

«Le Brexit a tout changé»

Comme Caeran, ils sont aujourd’hui plusieurs centaines d’Irlandais et Nord-irlandais à s’engager pour la réunification, 100 ans après la partition de l’île et 20 ans après la guerre civile qui l’a déchirée. De 1968 à 1998, les unionistes majoritairement protestants ont défendu l’union de l’Irlande du Nord avec le Royaume-Uni. Ils ont affronté les républicains, majoritairement catholiques, combattant pour une Irlande unifiée. Trente ans de Troubles (autre nom donné à ce conflit, ndlr) scellés par les Accords du Vendredi saint en 1998. Entérinant l’intégration de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni, ils prévoient l’organisation d’un référendum sur la réunification si une majorité le demande des deux côtés de la frontière.

Chez ceux qui encouragent la réunification par leurs propres moyens, les initiatives fleurissent : conférences publiques, thinktanks, podcasts… Tous les moyens sont bons pour «engager une discussion saine sur le sujet», explique Niall, créateur du podcast Shared Island. Ce cinquantenaire au crâne dégarni y invite des professeurs en droit constitutionnel, des leaders unionistes ou même des militants pour les droits des victimes de la guerre civile. Ils sont amenés à débattre, avec lui, sur la perspective d’une Irlande unie. Le groupe «Ireland’s Future» organise, lui, des conférences. Il y a un an ce groupe, chapeauté par l’avocat nord-irlandais Niall Murphy, a rassemblé 1 500 personnes lors d’un meeting sur le thème : «Le futur de l’Irlande après le Brexit.» Ces groupes, comme Caeran, veulent «avoir des sources de milieux différents.» Lui veut aussi interpeller les politiques. Il y a quelques mois, il a invité les 18 000 followers de #Think32 à spammer les responsables politiques du Fianna Faìl et du Fine Gaìl du message «#UnityNow». «Résultat, 2 000 tweets en quelques heures !», se gargarise-t-il.

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Certains partis républicains et organisations politiques – comme Yes for Unity, d’inspiration marxiste – participent aussi à ce débat. Mais Niall martèle n’avoir aucun lien avec eux : «Aucun membre de l’équipe n’a déjà intégré un parti politique.» Cet engagement est selon lui intrinsèque à la société irlandaise : «Nous avons tous été affectés par la guerre, nous en gardons un héritage qui persiste aujourd’hui.» À côté de cette activité «à leurs frais», Caeran et Niall ont un emploi et une vie de famille.

Cette mosaïque d’initiatives s’est traduite, en novembre 2019, par une lettre ouverte au Premier ministre irlandais Leo Varadkar. Signée par plus de 1 000 personnalités, elle l’appelle à «créer une assemblée citoyenne». Composée de «personnes du Nord et du Sud», elle serait chargée d’«organiser la discussion autour de la réunification», signe de l’ampleur de ce chantier. À ce jour, le premier ministre n’y a pas donné suite.

«Je vois de plus en plus de groupes de discussion se créer depuis le Brexit», assure Seán, membre de l’Ogra Fianna Faìl. Il considère que le Brexit «change tout le débat sur la réunification, qui est désormais le seul moyen de revenir dans l’UE». Le risque que Boris Johnson ne signe pas d’accord commercial avec l’UE et le supposé retour de la frontière entre les deux Irlande provoquent des craintes pour la sécurité et l’économie nord-irlandaise. Cela constitue, pour la première fois, un argument qui puisse convaincre certains unionistes de rejoindre la république d’Irlande. Une opportunité que ces groupes républicains veulent saisir.

«Ce projet ne se fera pas sans les unionistes»

En longeant les pâtures nord-irlandaises, plus vertes les unes que les autres, des villages répondant au nom imprononçable de Loughbrickland et de Ballynaskeagh, Carean martèle : «Les statistiques montrent qu’il est temps de se réunifier ! Les unionistes, majoritaires au moment de la création de l’Irlande du Nord, sont désormais minoritaires.» La population protestante, traditionnellement unioniste, est vieillissante, et celle catholique, majoritairement républicaine, est plus jeune. En 2012, la proportion des protestants en Irlande du Nord était tombée à 48%, contre 53% en 2001, tandis que celle des catholiques, de 43% en 1991, avait atteint les 45%.

Evolution de la démographie des catholiques et protestants en Irlande du Nord depuis 1961. Source :  Central Statistics Office of Ireland.

Ces républicains s’accrochent à ces signes pour convaincre les unionistes que la réunification est dans «l’ordre des choses». Mais cela ne saurait suffire selon Caeran : «Il faut les écouter.» « Ce projet ne se fera pas sans eux, reprend Seán, de l’Ogra Fianna Faìl. Nous devons prendre en compte leurs préoccupations.» Ils veulent persuader leurs ennemis d’antan qu’«il n’y a rien à craindre d’une réunification, et qu’ils peuvent en tirer un bénéfice».

Dans la salle bondée du Canal Court Hotel de Newry, ces propos résonnent avec ceux de Mary Lou McDonald, présidente du Sinn Féin. Sous un plafond éclairé de vert, de blanc et d’orange, la femme politique assure, comme si la réunification était déjà lancée, qu’«aucun citoyen ne sera laissé de côté». Un message adressé aux unionistes : «Allons les convaincre qu’ils n’ont rien à craindre !», lance-t-elle avant d’être massivement applaudie. Dans cette ville nord irlandaise à majorité catholique et proche de la frontière, Mary Lou McDonald a su trouver son auditoire, déjà convaincu.

Mary Lou McDonald, présidente du Sinn Féin le 26 février à Newry (Irlande du Nord), lors de sa tournée de meetings suivant son succès électoral aux élections législatives irlandaises. ©Mathieu Hennequin

«Mourir sous le Royaume-Uni plutôt que vivre sous la République d’Irlande»

Si dialoguer avec les unionistes représente la «principale condition» d’une Irlande unie, comment perçoivent-ils ce discours pro-réunification, eux qui ont toujours défendu leur union avec le Royaume-Uni ? En déroulant les dizaines d’interactions qu’il récolte sur Twitter, Caeran assure «être contacté par certains d’entre eux». Niall affirme, lui, que des unionistes ont rejoint l’équipe de son podcast.

Jamie Bryson, rédacteur en chef du site Unionist voice, a un tout autre point de vue sur le sujet : «Aucun unioniste qui se respecte n’acceptera une Irlande Unie», rétorque-t-il. Cet unioniste convaincu avait organisé des meetings contre la création d’une frontière entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni, en octobre dernier. Malgré le Brexit et la montée du Sinn Féin en Irlande du Nord, Jamie ne «croit pas et ne croira jamais en la réunification», qui est selon lui «un argument répété par les républicains sur les réseaux sociaux, une vision déformée de la réalité». Celui qui préfère «mourir au sein du Royaume-Uni plutôt que de vivre avec des rues en or sous la république d’Irlande», s’inquiète du risque de tensions qu’un référendum pourrait provoquer entre unionistes et républicains. «Les gens descendraient dans la rue, prévient-il. Et cela pourrait dégénérer». Avant d’ajouter : «Je pense qu’on aurait une guerre civile avant d’avoir une Irlande unie.»

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La peur des Troubles

Derrière cette volonté de dialoguer avec les unionistes se cache le risque, toujours présent, de tensions communautaires. Dans le quartier républicain de Caeran, le conflit et ses 3500 morts sont restés dans les têtes. Et sur les murs. Les fresques à la gloire de la «résistance» envers l’«impérialisme» britannique se succèdent, recouvrant chaque brique rouge du quartier.

À Belfast-Ouest, dans le quartier républicain de Falls Road, les fresques murales rendent hommage aux membres de l’IRA tombés pendant la guerre civile. Ici, une peinture en l’honneur d’Eileen Hickey, défenseuse des droits des prisonniers républicains. ©Mathieu Hennequin

En évoquant ce sujet, la gorge de Caeran se noue : «Quelle famille n’a pas été affectée par la guerre ?». Il évoque «une peur de la trahison qui persiste chez les unionistes». Le Sinn Féin est en fait l’émanation politique de l’armée républicaine d’Irlande (IRA), auteure d’attentats contre les unionistes pendant la guerre civile. Si le parti s’en détache aujourd’hui, ce lien est toujours présent dans les esprits.

La milice unioniste de l’Ulster Volunteer Force a bel et bien menacé de protester si le statut de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni était «dilué».

Selon Caeran, «des milices unionistes comme l’Ulster Volunteer Force (UVF) instrumentalisent ce manque de confiance en recrutant des jeunes». L’UVF a bel et bien menacé de protester si le statut de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni était «dilué». En 2012, des jeunes protestants avaient provoqué des violences, après la décision de la mairie de Belfast de retirer le drapeau britannique de son bâtiment 17 jours par an. Conor Maskey, qui travaille à la mairie pour le Sinn Féin, gère l’association intercommunautaire Intercomm Ireland. Il y engage le dialogue entre jeunes catholiques et protestants, et s’inquiète d’«un cocktail communautaire renforcé par le Brexit». Il souhaite une Irlande réunifiée, et voit son travail «comme un autre moyen d’y arriver» : «Si, en cas de référendum, 50 personnes ne vont pas se battre grâce à mon travail, alors je serai satisfait.»

À Newry, entre deux salves d’applaudissements, Mary Lou McDonald se veut rassurante : «l’identité des unionistes sera protégée, comme les accords du vendredi Saint donnent le droit de se sentir Irlandais ou Britannique». «Nous sommes prêts à leur donner des garanties, enchérit Caeran, conquis. Nous devrons peut être changer l’hymne, le drapeau… Si cela vaut la réunification, j’y suis prêt.» Sur la route du retour, il longe le mur de la paix, qui doit disparaître en 2023 et qui sépare son quartier de celui protestant. Mais lui, qui croit si fort en la réunification, avoue encore ne pas pouvoir s’y promener en 2020.

Encadré par Hervé Amoric, relu par Cédric Molle-Laurençon et Cédric Rouquette.

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