Identités

Au Nord, les jeunes et l’utopie d’une Irlande unie

Reportage réalisé à Newry et Belfast (Irlande du Nord)

Au Nord, les jeunes nationalistes nés après les Troubles veulent croire à la réunification de l’Irlande, déchirée en deux pays depuis 1921. Face à la crise d’identité qui traverse encore le nord de l’île, ils ne cèdent pourtant pas à l’utopie d’une réunion immédiate. 

Tout le monde veut sa place au premier rang. Les étudiants et les retraités jouent des coudes dans les escaliers du Canal Court Hotel de Newry, ville nord-irlandaise enclavée entre deux montagnes, tout près de la frontière. Ce soir de février, les Nord-Irlandais sont venus rêver ensemble à la réunification de l’Irlande, aux côtés du parti nationaliste Sinn FéinAlors que le coronavirus n’a pas encore atteint le pays, ils sont plusieurs centaines à serrer leurs chaises dans la salle du meeting. 

La présidente du parti, Mary Lou McDonald, en a fait son cri de ralliement pendant les meetings qu’elle organise partout sur l’île : «Le mot clef, c’est Espoir!». La jeune génération, poussée par l’envie de rapiécer leur terre du nord déchirée depuis des décennies par les oppositions identitaires, en a, de l’espoir. Elle veut croire que le réunification promise par le Sinn Féin d’ici cinq ans est possible.

La jeune génération, c’est celle née après 1998, celle qui n’a pas connu l’ère sanglante des Troubles. «The Troubles». Ce nom que les Irlandais du nord prononcent avec une froideur dans la voix désigne la période de violences communautaire qui a opposé, jusqu’en 1998, les républicains catholiques, partisans de la réunification de l’Irlande, aux loyalistes protestants, défenseurs du maintien de l’Irlande du Nord sous la couronne britannique. Malgré l’optimisme que suscite le Sinn Féin, les jeunes pro-réunification nord-irlandais tentent de rester réalistes, et de ne pas tomber dans le romantisme républicain d’une réunification immédiate .

Toutes les générations cohabitent sur les bancs du meeting du parti, dont la branche moderne a été enfantée dans les années 70. Son ancêtre militaire, l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA), n’est autre que l’organisation paramilitaire qui lutta par les armes et par une série d’attentats contre la présence britannique en Irlande du Nord. Là est assise une jeune femme née après l’Accord du Vendredi Saint, qui en 1998 mit fin aux affrontements. Ici, un ancien membre de l’IRA. Dans les rangs, on raconte qu’il a survécu à 104 jours de grève de la faim, lors de son séjour dans la prison britannique de Long Kesh.

Sous une ovation, les figures fortes du Sinn Féin pénètrent dans la salle en file indienne. Mary Lou McDonald, la chaleureuse quinquagénaire qui préside le parti. Derrière elle la tête de gouvernement Michelle O’Neill, et le ministre des finances et ancien membre de l’IRA, Connor Murphy. La foule se lève d’un bond, on siffle, on crie, on frappe lourdement des mains. Et on entonne des chants républicains.

Des centaines de Nord-irlandais sont venus assister au meeting du Sinn Fein, à Newry, le 26 février 2020.

Ce parti de gauche nationaliste a la spécificité d’être présent dans deux États : en Irlande du Nord, et en République d’Irlande. Cela s’explique par le fait que le Sinn Féin considère que l’île ne forme qu’un État, celui du peuple irlandais.

Avec la paix, l’Accord du Vendredi Saint de 1998 accoucha d’un spécimen politique : pour être certain de conserver l’équilibre, Unionistes et Nationalistes cohabiteraient désormais au sein de l’exécutif  nord irlandais. Le Sinn Féin constitue, depuis, l’opposant principal du DUP pro Royaume Uni, qui domine de peu l’Assemblée Nationale. Ainsi à la tête du même gouvernement, la Première ministre Arlene Foster (DUP) prête allégeance à la couronne britannique, tandis que sa Vice première ministre Michelle O’Neill réclame un référendum d’indépendance sous cinq ans.

De l’autre coté de la frontière, en République d’Irlande, le Sinn Féin a surpris, début février, lors des élections législatives en devenant la deuxième force politique du pays. Il a été porté par le vote des jeunes de 18 à 24 ans, qui en ont fait leur favoris en le choisissant à plus de 30%, devant les partis traditionnels. Au Nord, le phénomène a eu pour effet de doper la popularité du parti auprès des jeunes. À la fin du mois de février, les jeunesses républicaines nord-irlandaises «Ógra Shinn Féin» revendiquaient des centaines de nouveaux membres.

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Un message (trop) simple et positif

« Les jeunes sont attirés par le message du Sinn Féin parce qu’il est simple, positif : l’Irlande peut être réunifiée d’ici cinq ans», explique le Nord-irlandais Conor McArdle, étudiant à Belfast. À 22 ans, ce jeune homme qui se définit comme républicain a décidé de ne pas adhérer au Sinn Féin, mais à un autre parti nationaliste, présent uniquement en République d’Irlande. «En Irlande du Nord, surtout dans les communautés nationalistes, tu grandis avec cette pensée inhérente que la réunification est une chose à laquelle tu dois aspirer. Moi-même, je ne me cache pas de ce désir, raconte-t-il. Mais pour être honnête, je pense que déclencher un référendum aujourd’hui mènerait au chaos économique».

Pourtant, c’est en partie grâce à sa politique économique que le Sinn Féin séduit un électorat jeune et souvent issu de la classe populaire. L’un de ses plus gros combats se déroule sur le front de la crise du logement, qui les frappe tout particulièrement. Le parti propose un gel d’urgence des loyers pendant trois ans, ainsi que la création de crédits d’impôts remboursables et la construction de logements sur toute l’île. Son combat précurseur pour le droit des femmes, la communauté LGBT et les identités non-binaires a aussi su conquérir les 18-24 ans.

En Irlande du Nord, le parti n’est pas le seul à défendre un «Border poll». Ce référendum spécifique permettrait de voter à la fois sur l’indépendance de l’Irlande du Nord vis à vis de la couronne britannique, et sur sa fusion avec la République d’Irlande. Le parti Social Démocrate et Travailliste compte aussi parmi les nationalistes pro-réunification. Le parti centriste libéral Alliance, qui fut un temps unioniste, se dit dorénavant «neutre» sur la question de l’indépendance.

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51% des Nord-irlandais voteraient en faveur de la réunification, si un référendum avait lieu aujourd’hui. C’est ce qu’a établi un sondage réalisé par Lord Ashcroft, ancien député du parti Conservateur britannique, en 2019. Mais un référendum pour la réunification n’est pas si simple à orchestrer. L’Accord de paix du Vendredi Saint, signé en 1998 par les unionistes pro-Royaume Uni et les républicains pro-réunification, reconnaît bien la légitimité de l’existence d’une Irlande unie. Il instaure néanmoins que le consentement doit être donné à la fois par l’État du Nord, et par celui du Sud. Ce cadre juridique flou est majoritairement interprété comme une injonction à déclencher deux référendums en simultané : un de chaque côté de la frontière.

Ce portail ouvert séparait autrefois le quartier républicain et catholique de Fallsroad, du quartier unioniste et protestant de Shankill, à Belfast.

La sortie des six comtés nord-irlandais du Royaume Uni pourrait être vue comme salvatrice par une jeunesse nord-irlandaise, qui comme Conor se considère «incroyablement européenne». En 2016, la population d’Irlande du Nord s’était exprimée à 56% pour rester membre de l’Union européenne, lors du référendum qui déclencha le fastidieux Brexit. Mais pour certains, toucher au cadre constitutionnel de l’île équivaut à une chirurgie à coeur ouvert. «Déclencher un référendum maintenant, ce serait comme y aller à la hache, affirme Conor. Dans un monde idéal, le réunification serait la solution parfaite pour sauver l’Irlande du nord du Brexit, admet-t-il. Mais l’Irlande n’est pas prête, et je ne pense pas qu’il soit mal de le dire. Les mécanisme économiques qui permettraient la réunification des deux pays ne sont pas en place».

Malgré leur adhésion massive, le soir du meeting, les jeunes membres du Sinn Féin sont également venus challenger leurs leaders sur des questions économiques précises. «Bonsoir Mary Lou. Je suis heureuse et fière de voter Sinn Féin, mais je m’inquiète : la République d’Irlande et l’Irlande du Nord sont-elles capables de coordonner leurs systèmes de santé ?» C’est Jayme, étudiante à Belfast, qui interpelle la leader du parti par son prénom. «La question de la santé est centrale, s’empresse alors de répondre la leader. Si je suis honnête, nous ne sommes pas encore prêts. Beaucoup de travail doit encore être fait entre nos deux États».

Pour être viable, le système de santé d’une Irlande unie devrait homogénéiser un système public et gratuit calqué sur le fonctionnement britannique, mais en état de décrépitude dans le nord, avec un système en pleine transition vers le privé et les assurances dans le sud. Symbole de l’incompatibilité immédiate des deux Etats irlandais, il suscite, parmi, toutes les générations de grandes inquiétudes.

«Ne pas mettre cette paix en péril»

William Repath a 30 ans, il est citoyen nord-irlandais protestant, issu de l’immigration britannique. Employé de l’association YouthAction Northern Ireland, il oeuvre au maintien de la paix entre les communautés unionistes et républicaines en travaillant avec leurs jeunes. «Je pourrais me laisser convaincre par la réunification dans le futur, confie-t-il. Mais si un référendum avait lieu aujourd’hui, je serais contre. Je ne pense pas que l’Irlande du nord soit suffisamment en paix, en termes de réconciliation».

Il l’admet, il a aussi peur que sa culture soit effacée par un tel acte. «Le gouvernement d’une Irlande unie saurait-il protéger ce qui serait désormais une culture minoritaire ?», renchérit-il. Les fêtes protestantes comme le 12 juillet, les rues nommées après des figures historiques britanniques … Ce sont autant de symbole qu’il craint de voir éradiqués. Comme on effacerait l’identité britannique et protestante, devenue inhérente à une partie du peuple nord-irlandais.

«Si on veut arriver à la réunification, on doit faire en sorte que toutes les communautés se sentent respectées, soutient le républicain irlandais Conor McArdle. Ça n’est pas le cas aujourd’hui. Les communautés britanniques et unionistes se sentent menacées par la montée nationaliste. Il faut trouver un moyen de les asseoir à la table des négociations, de prendre en compte leurs besoins.»

La Belfast Queen’s University interdit encore les inscriptions en gaélique sur le campus.

Une volonté d’extermination culturelle dont le Sinn Féin se défend. À 20 ans, Caoimhin McCann est le représentant national de Ógra Shinn Féin, cette jeunesse républicaine qui fait la fierté du parti. Sa veste de jogging bleu électrique détonne sur les briques rouges de l’université de Queen’s, à Belfast. Ici, les inscriptions en gaélique sont interdites sur le campus. En 2017, ce sont les funérailles de l’immense figure historique du parti Martin McGuinness qui ont déclenché sa vocation politique. «La culture britannique et protestante doit absolument être respectée, elle fait partie de l’histoire irlandaise maintenant, affirme Caoimhin avec conviction. Si ca veut dire faire de petits efforts comme maintenir la fête protestante du 12 juillet, on peut faire des compromis. C’est très important qu’on aie ces discussions», poursuit-il calmement. «Briser le sectarisme est nécessaire pour construire un système politique sain. Ca ne veut pas dire refuser la diversité, mais accepter l’autre, et accepter de se rejoindre à mi-chemin.»

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La gueule de bois de la jeunesse irlandaise

Malgré ce discours fraternel, le jeune politique tient à mettre l’accent sur les séquelles laissés par les violences perpétrés durant les Troubles, que portent encore les jeunes de la communauté républicaine. «Même si c’est plus facile pour notre génération de passer au dessus du clivage, le trauma se transmet dans les familles via des histoires, de la colère ou de la tristesse. Certains petits enfants se battent encore pour connaître la vérité sur la mort de leurs grands parents», raconte Caoimhin.

«Notre génération a la gueule de bois, renchérit William Redpath. Il y a une transmission générationnelle du trauma et des mémoires des Troubles. Pourtant sur une base quotidienne, les jeunes passent au dessus des séparations religieuses ou politiques beaucoup plus facilement que leurs parents. Ça les oppose encore, mais ça ne les sépare plus».

Cet optimisme effraie aussi. La paix est si fragile. «Tenter de précipiter les choses peut faire beaucoup de mal au pays, et au projet de réunification lui même», affirme Conor. En attendant, «On avance. Si on avait dit à McGuinness que le DUP unioniste et le Sinn Féin républicain mèneraient un jour un gouvernement ensemble, il se serait bien moqués», conclut Caoimhin sur un sourire.

Encadré par Cédric Rouquette et Delphine Veaudor. 

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