Reportage à Belfast (Irlande du Nord)
Sur les deux rives, la lutte pour faire vivre l’irlandais cristallise toujours les crispations entre catholiques et protestants, entre républicains et unionistes.
«Beidh an lamh uachtar again», «Nous reprendrons le dessus». Au milieu des excréments et de l’urine que les prisonniers républicains étalaient sur les murs de leur cellule dans la prison de Long Kesh, se trouvaient des mots en langue irlandaise, aussi appelée gaélique irlandais. «Les gardiens essayaient de nous briser, mais j’ai appris la plupart de mon irlandais là-bas», confie Richard O’Rawe, ex-membre de l’IRA (groupe paramilitaire républicain) depuis son salon du quartier républicain et catholique de Falls road, dans l’ouest de Belfast. À la fin des années 1970, il a participé pendant trois ans et demi à une grève de l’hygiène. Apprendre cette langue, «c’était presque une forme de résistance. Ils lavaient les murs, on écrivait de nouveau.»
Si l’irlandais est la langue historique de l’île, elle a connu des trajectoires diamétralement opposées de part et d’autre de la frontière, après la partition en deux pays en 1921. Première langue officielle en République d’Irlande, elle reste source de tensions en Irlande du Nord. On compte 16 000 irlandophones parmi les 330 000 habitants de Belfast, toujours très marquée par les clivages religieux et politique entre les deux rives. À l’ouest de la capitale nord-irlandaise, excepté dans quelques quartiers protestants et unionistes enclavés, l’irlandais se développe grâce à l’ouverture d’écoles enseignant exclusivement dans cette langue. Mais dans les communautés unionistes et protestantes de Belfast-est, seules de rares personnes se risquent à briser des décennies d’intimidation pour se réapproprier cette langue.
La répartition géographique de la langue correspond à la géographie communautaire héritée des Troubles. De 1968 à 1998, le conflit nord-irlandais a opposé républicains à l’ouest, partisans d’une Irlande unifiée et souvent catholiques, et unionistes à l’est, attachés au Royaume-Uni et majoritairement protestants. Le moitié des 3532 victimes venaient de Belfast, dont beaucoup de civils.
Une langue perçue comme «républicaine, catholique, terroriste»
L’irlandais est une langue gutturale complexe, aux «r» raclés au fond de la gorge, aux «h» aspirés. Quelques lettres en moins que l’alphabet français, mais beaucoup plus d’accents. Certaines lettres ou syllabes ne se disent pas à l’oral, ou se prononcent très différemment. Par exemple, «merci» s’écrit «Go raibh maith agat», mais se prononce «Go row mouy ugut». Cette langue celtique, de la même famille que le breton ou le gallois, est perçue par ceux qui ne la pratiquent pas comme une langue «républicaine», «catholique», voire «terroriste».
Son histoire, vieille de plus de 2000 ans, est intimement liée à celle de l’île. En 1601, une fois l’Irlande colonisée, les Anglais saisissent les terres, réduisant les Irlandais à la pauvreté. «On pouvait alors être pendu quand on était Gaélique. C’était vu comme une menace…», explique Liam Ó Flannagáin, directeur général du Comhairle na Gaelscolaíochta, le Conseil pour l’éducation en irlandais, un organisme rattaché au ministère de l’Éducation.
Au XIXe siècle, cette stratégie anglaise fonctionne : plus que quatre des 8,5 millions d’habitants de l’île parlent le gaélique irlandais. Les lois pénales contre le catholicisme sont certes supprimées, «mais en contrepartie, l’anglais est la seule langue d’éducation possible, poursuit Liam Ó Flannagáin. Les écoles irlandophones sont devenues clandestines.» Survient alors le double coup fatal du siècle: la «grande famine» et son million de morts (90% parlaient irlandais), et la vague d’émigration hors de l’île, qui concerne également un million de personnes. «À la fin du siècle, il ne restait plus qu’un million d’irlandophones», conclut-il.
Selon un recensement par le gouvernement en 2011, seulement un Irlandais du Nord sur dix a des connaissances en langue irlandaise, soit environ 180 000 personnes. «Moins de 5% de la population le parle couramment», précise Liam Ó Flannagáin. Depuis l’accord du Vendredi saint qui a mis un terme au conflit nord-irlandais en 1998, l’irlandais est reconnu comme faisant partie de la richesse culturelle du pays, au même titre que l’Ulster-Scots, une langue parlée par les descendants d’Écossais. Même si, pour Liam Ó Flannagáin, «c’est la première fois que l’État assume un devoir vis-à-vis de cette langue, ce n’est pas efficace parce que la loi actuelle repose sur la bonne volonté. Il n’y a pas de loi d’égalité sur la langue, pour garantir l’accessibilité de certains services par exemple. Il devrait y avoir les mêmes ressources que pour l’anglais!»
À l’ouest, la lutte pour une reconnaissance équivalente à l’anglais
Aoifa (prononcer «Ifa»), seize ans, traverse son quartier protestant chaque matin pour aller au collège-lycée Coláiste Feirste. L’établissement fait partie du quartier républicain et catholique de Falls Road où l’irlandais est couramment utilisé pour travailler, consommer et échanger en famille et entre amis.
Avec son uniforme vert, l’adolescente ne passe pas inaperçue et se sent parfois mal à l’aise: «Les gens de mon quartier associent toujours l’irlandais au catholicisme et aux républicains…», soupire-t-elle. Mais le qu’en dira-t-on importait peu à sa famille: «Mon père n’a pas eu l’opportunité d’apprendre cette langue. La seule école qui l’enseignait était loin de la maison, donc il est allé dans une école anglaise. Il est très heureux que j’apprenne le gaélique irlandais, il adore quand je le parle. Depuis, il prend des cours du soir et il peut le parler.»
Il y a plus d’opportunités de travail dans certains secteurs comme la santé, ou dans le public quand on sait parler irlandais. »
Daarbhla, élève au collège-lycée Coláiste Feirste
Avec son amie Daarbhla (prononcer «darv la»), dix-sept ans, Aoifa alterne entre irlandais et anglais. Mais leurs cours sont intégralement dispensés en langue irlandaise: «On a cinq heures d’irlandais par semaine, avec de la grammaire, de la littérature et de l’histoire, notamment celle des Troubles, qu’on apprend avec un point de vue différent» de celui, unioniste, des anglophones.
Dans leur groupe de copines, toutes veulent absolument parler l’irlandais dans leur futur métier, parce que «c’est notre langue, on devrait pouvoir le faire…» Daarbhla en est convaincue: «Il y a plus d’opportunités de travail dans certains secteurs comme la santé, ou dans le public quand on sait parler irlandais. Mon grand-père a eu la maladie de Parkinson avant de mourir, il avait perdu l’anglais mais parlait toujours l’irlandais. Mais les infirmières ne le comprenaient pas… C’est bien la preuve qu’apprendre l’irlandais est nécessaire!»
«Les unionistes se sentent menacés par nos écoles»
En Irlande du Nord, 6 500 élèves sont scolarisés en langue irlandaise, dans trente-neuf établissements sur le millier que compte le pays. La plupart sont des écoles à 100% irlandophones, mais il existe aussi des classes de ce type rattachées à des établissements anglophones. Les élèves du primaire et secondaire en langue irlandaise ne représentent que 2% des élèves scolarisés, mais leur nombre a été multiplié par plus de quatre depuis 2001.
Avec ses terrains de sport neufs surplombant la ville et son ancienne chapelle réhabilitée en bibliothèque digne d’un campus d’une école américaine, Coláiste Feirste ne rougit pas de sa performance. Créée en 1991 avec huit élèves, l’école en compte maintenant 715. L’administration de ce collège-lycée désormais public a dû faire preuve de persévérance, comme aime à le rappeler Wayne, quarante-et-un ans, professeur en gestion: «Au lancement de l’école, il fallait s’occuper soi-même de la levée de fonds. Après, on a obtenu la reconnaissance de l’État, mais seulement parce qu’on avait déjà atteint une certaine taille.»
Coláiste Feirste souhaite désormais ouvrir une deuxième école dans le nord de Belfast. C’était sans compter sur «des obstacles, toujours des obstacles. Pour le lieu de construction à choisir, pour les levées de fonds…» Ce retard peut être lié à la vacance à la tête du gouvernement nord-irlandais depuis janvier 2017, provoqué par les différends entre le DUP (parti unioniste démocrate) et le Sinn Féin (parti républicain). Mais Wayne évoque aussi «une envie de freiner le projet» chez les unionistes: «Ils se sentent menacés parce que ça rend aux Irlandais une plus grande part de leur identité.»
Au sein même de l’école, les élèves rencontrent aussi de nombreuses difficultés pour étudier en irlandais. «Mon livre de sciences et de sciences naturelles est écrit en anglais par exemple, donc on doit soi-même traduire les pages», souligne Abbey, la dernière de la bande. Manque de supports pédagogiques, absence de services publics disponibles en irlandais comme les tribunaux, hôpitaux… Elle et ses amies se sentent discriminées par un État qui reconnaît leur langue comme une langue régionale, et non une langue officielle comme en République d’Irlande. «On attend l’Irish Language Act avec impatience», s’enthousiasment-elles. Ce projet d’accord, défendu entre autres par le parti républicain Sinn Féin, offrirait à l’irlandais la même reconnaissance et protection que le gallois au Pays de Galles, qui a adopté une loi en ce sens dès 1993. Ce texte a permis de mettre sur un pied d’égalité le gallois et l’anglais, notamment pour les services du secteur public.
Le «renouveau» gaélique
Le soir venu, à quelques pas de l’école, les couloirs du premier étage du centre culturel irlandais Cultúrlann McAdam Ó Fiaich grouillent d’apprentis-irlandophones. Une centaine de personnes prennent des cours du soir dans cette ancienne église presbytérienne réhabilitée. Eadaoin, assistante sociale de vingt-six ans, y suit un cours d’irlandais avancé. Cette langue qu’elle a apprise à l’école, elle a failli la perdre en entrant à l’université: «Je voulais faire majeure droit et mineure irlandais. Sauf que je n’ai pas pu assister à un seul cours, parce que les horaires se chevauchaient… J’ai tout perdu depuis, ça m’a vraiment énervée.»
Quand j’étais jeune, des hommes âgés m’insultaient, on recevait des crachats parce qu’on parlait irlandais. »
Caitlín, professeure de gaélique irlandais
Dans une salle à proximité, Gráinne, agent bancaire de trente-neuf ans, ne semble pas se décourager. Elle étudie pour mieux accompagner les devoirs de ses enfants, scolarisés en irlandais. «J’ai appris quelques éléments avec mon fils aîné, maintenant j’aide le cadet. Il a six ans, je suis encore le rythme… Avec l’application sur mon téléphone, les professeurs m’aident avec la prononciation en envoyant des enregistrements par exemple.»
Sa professeure Caitlín, le sourire facile, se remémore une enfance chahutée à cause de discriminations liées à sa langue: «J’ai grandi à Belfast-Est. Mon père a appris l’irlandais en prison pendant la grève de la faim [en 1981, ndlr]. Quand j’étais jeune, des hommes âgés m’insultaient, on recevait des crachats parce qu’on parlait irlandais… Je me sentais en minorité.»
«A náid, a haon, a dó, a trí…»
De l’autre côté du fleuve Lagan, dans l’est de Belfast, les mêmes pavillons en brique rouge s’alignent méthodiquement. Les drapeaux républicains arborés dans l’ouest laissent place aux drapeaux du Royaume-Uni et de l’Ulster Volunteer Force (UVF), un groupe paramilitaire loyaliste. Au-dessus de sa porte, Thomas, trente-sept ans, a accroché le drapeau blanc et rouge de l’Ulster, utilisé pour soutenir l’équipe nationale de foot. «Je n’ai pas de soucis avec l’irlandais… Du moment que ça reste là bas, et pas dans notre quartier, indique-t-il en pointant la rive ouest de son bras tatoué. C’est une langue catholique. Je n’encouragerais personne à la parler.»
Chose inimaginable pendant les Troubles, certains protestants osent aujourd’hui se réapproprier cette langue. Le centre de l’East Belfast Mission, une association protestante de courant méthodiste employant une centaine de personnes, se dresse fièrement sur la rue principale de Belfast-est. Ce lundi matin, de curieux sons s’échappent d’une classe couverte d’affiches pédagogiques: «A náid, a haon, a dó, a trí…» (0, 1, 2, 3…). Les dix-huit étudiants, des adultes de tous âges, apprennent à compter en irlandais. L’association Turas, projet linguistique de l’East Belfast Mission, y donne des cours de langue à quelques 250 élèves, dont 55% de protestants et 20% de catholiques. Une première dans ce quartier réputé comme anti-irlandais.
Paul, professeur d’anglais à la retraite de cinquante-trois ans, l’assure, «dans cette classe, on s’en fiche d’être catholique ou protestant». Lui a découvert l’existence de l’irlandais à treize ans. «J’ai ouvert un livre de mon père… Je n’en avais jamais entendu parler.» La surprise est belle, mais ne suffira pas pour qu’il l’apprenne. «C’était une langue de paysan, pas une langue pour ceux qui voulaient avancer dans la vie.» Alors, quand il s’est décidé à suivre des cours à la rentrée avec Turas, les réactions ont été un peu vives. «Mes voisins se sont montrés hostiles, mais je les ai rassurés. Je ne le raconte pas à tout le monde, ça peut être dangereux. Il y a eu des attaques de maisons avec projectiles et une bombe posée à Belfast-ouest dernièrement… », confie-t-il.
À l’est, les intimidations persistent
Les intimidations intra-communautaires, Linda Ervine les connaît. Cette blonde aux yeux bleu-clair de cinquante-huit ans en fait régulièrement l’objet depuis qu’elle a créé Turas en 2012. De nature réservée, elle ne compte plus ses mots quand elle évoque la langue irlandaise, découverte en 2011 lors d’un stage de plusieurs semaines avec son groupe d’activités pour femmes. «En irlandais, on dit ‘que le seigneur soit avec vous’ pour dire bonjour, explique cette protestante «pro-unioniste». C’est comme une bénédiction. J’ai alors réalisé que cette langue m’entourait, par exemple avec les noms de lieux.»
Un stage en entraînant un autre, Linda remarque que d’autres personnes se montrent intéressées. Elle décide alors de chercher des financements et lance ce projet au sein de l’East Belfast Mission: «Je n’aurais jamais pensé une seconde que ça me mènerait là… Quand j’ai commencé, je pensais que c’était une langue catholique. Je n’étais pas sûre de moi, j’étais assez mal à l’aise. Est-ce que je faisais quelque chose de déloyal envers mon peuple? Et puis ensuite, j’ai réalisé combien cette langue est belle. Alors pourquoi ne pas la connaître plus?»
Linda Ervine a pris certains risques pour mener à bien son projet: quitter son ancien emploi de professeure d’anglais, mais aussi se couper de certaines relations. Quatre ou cinq amis de son mari, un ex-paramilitaire UVF et ex-leader du parti unioniste progressiste, ne lui parlent ainsi plus: «Ils me voient comme une traître… Alors que mon mari a quitté sa carrière politique avant que je ne commence cette activité.» Les intimidations sont aussi régulières. Sur les réseaux sociaux, des individus affirment connaître son adresse ou lancent des appels à manifester. Des oeufs ont aussi été lancés sur sa fenêtre. «Selon eux, je serais là pour l’argent, j’aiderais l’IRA, le Sinn Féin…» Elle hausse les épaules, mi-amusée mi-excédée.
J’ai réalisé combien la langue irlandaise est belle. Alors pourquoi ne pas la connaître plus? »
Linda Ervine, fondatrice de l’association Turas
Linda Ervine dérange car elle combat une vieille croyance: l’irlandais serait incompatible avec le protestantisme ou l’unionisme. Toutes les personnes irlandophones interrogées pour cet article s’accordent pourtant à dire que cette langue n’est pas l’apanage du catholicisme ou des républicains. À l’autre bout du spectre politique et religieux, l’ex-membre de l’IRA Richard O’Rawe est catégorique: «C’est n’importe quoi! Douglas Hyde, le premier président d’Irlande, était protestant et aussi président de la Ligue gaélique! On s’en fiche de votre bord politique.» Linda Ervine poursuit d’ailleurs le projet d’une langue dépolitisée. Avec Turas, elle prépare l’ouverture d’une crèche pour la rentrée prochaine, la première irlandophone du côté est de la ville. Une dizaine de familles l’ont déjà contactée, en majorité des couples mixtes, confirmant l’intérêt que des unionistes portent à cette langue.