Crises

Avec le Sinn Féin, le dégagisme saisit la jeunesse irlandaise

Reportage réalisé à Dublin (Irlande)

Après une campagne centrée sur le changement, le parti de gauche a enregistré un succès historique aux législatives irlandaises du 8 février. Peinant jusqu’ici à se détacher de ses liens historiques avec l’IRA, il a pu compter sur la mobilisation d’une jeunesse contestataire, confrontée à des problèmes socio-économiques majeurs.

A vingt-six ans, Kevin Burns, l’homme derrière la communication d’Ógra Shinn Féin, la branche jeunesse du Sinn Féin, a la victoire amère. Le parti de gauche, historiquement associé aux paramilitaires républicains de l’IRA*1, a pourtant enregistré un succès historique aux législatives du 8 février en obtenant 24,5 % des «premiers choix» des électeurs, qui doivent classer les candidats par ordre de préférence sur leur bulletin de vote. Évoquant «le rôle clé qu’a eue la jeunesse dans le succès du parti», l’homme chargé, avec les autres membres d’Ógra Shinn Féin, d’aller à la rencontre des étudiants dans tout le pays, se désole de la situation de sa génération: «La jeunesse d’Irlande a grandi dans un environnement misérable créé par le capitalisme et le libre-échange, en travaillant pour très peu d’argent et en devant payer des loyers en constante augmentation. Elle a été directement affectée par les politiques désastreuses des précédents gouvernements et a besoin de changement». D’après un sondage Ipsos-MRBI réalisé pour les médias irlandais*2, le parti a obtenu, chez les électeurs de moins de trente-cinq ans, le double du score du Fine Gael et du Fianna Fáil, les deux partis qui, opposés ou associés, gouvernent l’Irlande depuis près d’un siècle.

Kevin Burns, vingt-six ans, chargé de la communication d’Ógra Shinn Féin, au Library Bar du Central Hotel de Dublin. © Tom Hollmann

Le communicant a d’autres raisons de se montrer déçu. Son parti, qui comptait auparavant vingt-trois sièges au Dáil Éireann, la chambre basse du Parlement irlandais, a sous-estimé sa croissance en ne présentant que quarante-deux candidats pour 160 sièges à pourvoir. Il en a finalement obtenu trente-sept, derrière les trente-huit du Fianna Fáil mais devant les trente-cinq du Fine Gael. «Les élections locales et européennes de mars 2019 avaient été un désastre pour le parti : nous avions perdu quatre-vingt places au niveau local et deux au niveau européen», justifie Kevin Burns. En voulant limiter la casse, le parti s’est empêché de devenir la première force politique du pays.

Le logement, thème central des revendications

Kevin Burns a beaucoup à dire, et touche à peine à son sandwich commandé au Library Bar du Central Hotel de Dublin. Ce militant chevronné, qui a participé à la campagne pour l’indépendance de l’Ecosse lors du référendum de 2014, refuse de voir ce succès chez la jeunesse comme le résultat d’un vote de contestation des partis traditionnels, argumentant que la percée du Sinn Féin traduit beaucoup plus qu’une «colère temporaire». Assis au bord d’un fauteuil tapissé de tissus rouge aux motifs dorés, il décrit ce qui différencie son parti de la politique menée par Fine Gael et Fianna Fáil: «Nous allons faire ce qu’il faut pour le peuple irlandais. Nous ne sommes pas là pour protéger les intérêts du marché, les fonds vautours et les promoteurs immobiliers, comme Fine Gael et Fianna Fáil l’ont fait jusqu’ici. Si cela impacte leurs bénéfices, franchement, qu’ils aillent se faire foutre!»

Plus que jamais, la crise du logement qui frappe le pays semble catalyser la colère du peuple irlandais. «Nous avons une génération de jeunes qui n’ont jamais pu prendre leur indépendance, qui vivent chez leurs parents beaucoup trop longtemps. On se retrouve parfois avec trois générations différentes sous le même toit», analyse Mark Ward, député Sinn Féin de l’ouest de Dublin. L’homme aux multiples tatouages, qui porte souvent des manches courtes au Dáil «juste pour montrer aux gens qu’ils sont là», a été une victime directe de cette crise: «J’étais déjà élu au conseil municipal de Dublin quand le propriétaire de mon appartement a dû vendre ses logements parce que son loyer avait augmenté. Pendant six mois, je me suis retrouvé sans domicile fixe. J’ai pu comprendre à quel point la situation était ardue pour le peuple irlandais.» En réponse à la crise du logement, son très populaire camarade de parti et d’hémicycle Eoin Ó Broin a sorti Home: Why public housing is the answer, un livre où il préconise de construire 100 000 logements en cinq ans. Si le chiffre suscite de nombreuses critiques chez ses opposants, qui y voient une promesse électorale intenable, il semble convaincre dans les universités dublinoises: «Les membres du Sinn Féin veulent résoudre les problèmes du peuple, alors que jamais rien ne change avec les autres partis!», confie Leanne Easters, vingt-et-un ans, qui étudie pour enseigner au collège.

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Mark Ward, député Sinn Féin de l’ouest de Dublin, dans l’espace commun du Dáil Éireann. © Tom Hollmann

Changer à tout prix

« Les jeunes veulent du changement : quand on a deux partis qui ont été si longtemps au pouvoir, les gens en ont marre.» Dans les couloirs du Arts Block du Trinity College de Dublin, Sean McCrohan, étudiant en médecine de vingt-et-un ans, témoigne d’un ressentiment envers une classe politique irlandaise statique depuis des décennies. Une vision qui ne se limite pas aux bâtiments anciens de l’université dublinoise : «Le changement était le thème central de ces élections», décrit Michael Gallagher dans son bureau du département des sciences politiques du Trinity College. La composition du dernier gouvernement, formé en coalition par le Fine Gael et le Fianna Fáil, explique selon lui la percée du Sinn Féin: «Habituellement, on avait soit le Fine Gael, soit le Fianna Fáil au pouvoir. Quand un des deux partis gouvernait, les personnes mécontentes pouvaient voter pour l’autre. Ces quatre dernières années, le Fine Gael gouvernait grâce au soutien du Fianna Fáil, donc le Fianna Fáil n’était plus perçu comme un parti d’opposition. Le vote d’opposition s’est ainsi porté vers l’autre grand parti d’opposition : le Sinn Féin, qui est parvenu à capturer cette volonté de changement». Steven Blackwell, un étudiant en anglais de vingt-six ans qui a voté pour Independents 4 Change, un petit parti de la majorité, perçoit lui aussi ce sentiment de dégagisme envers les partis traditionnels chez les jeunes Irlandais: «Les jeunes qui votent Sinn Féin ne connaissent pas grand-chose de leur programme, c’est surtout pour protester contre le Fine Gael et le Fianna Fáil».

Lors d’un meeting du Sinn Féin à Dublin, un jeune de vingt-et-un ans pose une question à Mary Lou McDonald, présidente du parti. © Tom Hollmann

Un sentiment sur lequel le Sinn Féin a capitalisé, même si le parti cherche aujourd’hui à s’allier à d’autres pour former une coalition majoritaire au Dáil, n’excluant pas de «discuter» avec le Fine Gael et le Fianna Fáil. Mark Ward s’indigne de «l’arrogance» des deux partis, qui refusent toute rencontre avec le Sinn Féin: «Cela témoigne de leur mépris pour les 500 000 personnes qui ont voté pour nous», estime le député de l’ouest de Dublin. Les deux partis traditionnels ne deviennent qu’un, celui de «l’establishment» pour Kevin Burns, qui dénonce leur proximité: «Ils ont les mêmes idéologies, consultent les mêmes think-tanks… Tout est pareil!»

Un rapport décomplexé au passé

Si le Fine Gael et le Fianna Fáil refusent une coalition avec le Sinn Féin à cause de son passé politique, la question ne semble importer que très peu à la jeunesse irlandaise. «Avant, l’IRA suscitait la crainte, mais aujourd’hui tout le monde sait ce qu’il s’est passé, analyse Leanne Easters. C’est quelque chose avec quoi il faut composer». Peu importe l’avant, quand le présent devient invivable: «Quand ils votent, les gens de ma génération pensent aux problèmes du quotidien», explique Daire Tully, vingt-deux ans, qui étudie l’époque médiévale. Pour Mark Ward, inutile d’aborder le sujet: «L’IRA est terminée, l’accord du Vendredi Saint*3 est en place depuis 1998. Ce n’est pas un problème». Du côté de la branche jeunesse du parti, Kevin Burns apporte une autre lecture du «putain de bordel» qu’a été la période des Troubles: «Il y a des tonnes de choses qu’a fait l’IRA qui étaient stupides et diaboliques, mais tout le monde était impliqué. Quand on a tous les mains sales, y compris l’État, personne ne peut être fier du passé». Le communicant en profite pour rappeler un sondage réalisé en avril 2019*4 sur la réunification des deux Irlande, qui place la part de personnes âgées de 18 à 24 ans souhaitant voir une Irlande réunie à 77 %.

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Une communication sur mesure

Cette volonté de tourner la page se voit aussi dans la manière de communiquer en ligne. Sur ses pages Instagram, Twitter et Facebook, Ógra Shinn Féin s’approprie les codes d’une génération bercée par Internet en ayant recours aux mêmes et à la satire. Ainsi, sur une photographie de Micheál Martin et Leo Varadkar, les visages des leaders du Fianna Fáil et du Fine Gael sont remplacés par ceux des extraterrestres de la série Les Simpsons. «Nous sommes à des kilomètres des autres partis au niveau de la communication envers les jeunes», se targue Kevin Burns, qui tient à rappeler que Sinn Féin était «le premier parti à avoir un compte Tik Tok», ce réseau social qui fait fureur chez les adolescents. Une expertise de longue date: «Pendant les Troubles, le parti était banni des médias traditionnels. On a 50 ans d’expérience en médias alternatifs».

Dans le corpus communicatif du parti, l’idée d’une presse irlandaise «biaisée» est d’ailleurs un thème récurrent. Etain Saoirse Eochach, militante active d’Ógra Shinn Féin au Trinity College de Dublin, rappelle la polémique autour du débat télévisé du 4 février dernier, quatre jours avant l’élection. Mary Lou McDonald, la présidente du parti, n’avait pas été invitée par la chaîne publique RTÉ One à y participer, au contraire des leaders du Fine Gael et du Fianna Fáil. Après avoir menacé la chaîne de poursuites judiciaires, sondages favorables à l’appui, elle avait finalement pu prendre part au débat. Si le chercheur Michael Gallagher tempère en jugeant que « la couverture politique de la campagne était plutôt neutre », cette posture victimaire mobilise d’autant plus l’électorat jeune du parti: «Le Sinn Féin n’est pas couvert de manière juste dans nos médias», se désole Leanne Easters. Quelques jours après les élections, Enda Fanning, un membre du comité national exécutif du parti, exprimait sur Twitter la nécessité de créer un «organe de contrôle» ayant pour but d’assurer la neutralité des médias irlandais.

*1 Pendant le conflit nord-irlandais (1968-1998), le Sinn Féin était la branche politique des paramilitaires républicains nationalistes. Pendant trente ans, il se sont opposés aux loyalistes protestants. Le conflit portait, d’une part, sur la différence confessionnelle entre les républicains catholiques et les loyalistes protestants, et de l’autre sur l’avenir de l’Irlande du Nord.

*2 Ce sondage Ipsos-MRBI se base sur les réponses, à la sortie du bureau de vote, de 5 376 personnes réparties sur 259 localités à travers le pays. Sa marge d’erreur est de 1,3 %.

*3 Signé le 10 avril 1998, l’accord du Vendredi Saint est un accord de paix entre les principales forces politiques d’Irlande du Nord qui a mis fin au conflit nord-irlandais.

*4 Ce sondage a été réalisé en avril 2019 par la société Lottoland. Il se base sur les réponses de 1 000 personnes à travers la République d’Irlande, avec une marge d’erreur de 3,1 %. 

Travail encadré par Catherine Legras, Jean-Marie Pottier et Cédric Rouquette

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