Fractures

Les GAFAM en Irlande : bulle pour jeunes expatriés

Reportage à Dublin (Irlande)

Fraîchement diplômés, ils sont des milliers de jeunes Français à venir lancer leur carrière dans l’un des GAFAM implantés en Irlande. Une vie partagée entre travail, voyages et soirées d’expatriés. Loin du quotidien et des problèmes des Irlandais.

Deux larges banquettes en cuir brun se font face. De part et d’autre, les visiteurs patientent, confortablement installés dans des fauteuils colorés au design soigné. «Ici, c’est le port», s’empresse d’expliquer Paul-Arthur, sourire de commercial et badge Microsoft autour du cou. Employé par Microsoft Dublin depuis novembre 2018, le vendeur de vingt-quatre ans est fier de présenter les nouveaux locaux de son entreprise.

«Si tu es accompagné par un membre du staff, tu peux accéder à l’île.» Il passe son badge. Les portiques s’ouvrent sur un vaste hall surplombé d’un escalier en colimaçon d’une dizaine de mètres. Sa structure en bois suggère le flanc d’une montagne. En haut, une centaine d’open spaces serpentent autour du hall. Les rares cloisons entre les salles sont des baies vitrées. Un ensemble d’écrans coule le long de ce que Paul-Arthur surnomme «la montagne». Ils affichent des nuances de bleu. «C’est une cascade numérique», s’amuse-t-il. Elle débouche sur un lac d’écrans qui tapissent le sol du hall. «Ils aiment bien y mettre des messages comme « Happy Halloween » ou « Merry Christmas »», sourit le jeune cadre. Il se plaît dans cette île artificielle. Heureusement. Depuis son arrivée à Dublin, il a passé plus de temps à arpenter cet intérieur qu’à visiter l’extérieur de l’Île d’Émeraude.

Comme lui, plus de 25 000 Français arrivent chaque année pour travailler en Irlande. La prolifération d’entreprises de la tech, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) en tête, attirent ces jeunes diplômés en quête d’un tremplin professionnel. Chouchoutés par leur employeur et motivés par des bonus de salaire liés à leur productivité, ils rencontrent peu les Irlandais et leur culture. Logés dans des colocations dont les loyers excèdent souvent les 900 euros par personne, ils vivent en vase clos avant de repartir quelques années plus tard en ayant fait croître leur expérience professionnelle, et le prix de l’immobilier.

Les Silicon Docks : un quartier de Dublin qui abrite la plupart des multinationales américaines comme Google, Facebook, Twitter ou Airbnb. ©Nicolas Benoit

«On vit dans une bulle ici.» Capucine, vingt-quatre ans, travaille depuis six mois pour le support publicitaire de Google à Dublin. «Tous les gens qui bossent dans la même boîte se fréquentent le week-end, déplore-t-elle. Je n’ai même pas l’impression d’être expatriée, je ne rencontre quasiment que des Français.» Paul-Arthur côtoie d’autres étrangers… mais jamais d’Irlandais. «À Dublin, tout le monde se connaît dans le milieu de la tech, constate-t-il. On se partage les « events » de soirées entre expats sur Facebook ou Eventbrite.»

Cet entre-soi commence dans les écoles. Capucine vient d’HEC. Paul-Arthur a fait l’IESEG, une grande école de management parisienne. C’est aussi le cas de Taïla, vingt-cinq ans, qui travaille pour le support de Google depuis quatre mois avec Capucine. «On aurait pu se rencontrer plus tôt, s’amuse-t-elle. On a été recrutées lors du même événement organisé par Google à Paris.» Toutes deux en ont entendu parler grâce au réseau interne de leur école.

La similarité de leur parcours n’est pas un hasard. Les géants de la tech font tout pour attirer ces jeunes diplômés. À peine sortis du nid, ils sont embauchés en CDI à un salaire jamais inférieur à 3500 euros bruts par mois. «Je n’aurais jamais gagné autant en restant en France», assure Paul-Arthur. Une situation qui tient au faible taux de chômage de l’île —moins de 5 %– et au besoin de main d’œuvre qualifiée des multinationales américaines.

Depuis quinze ans, elles ont toutes craqué. Les 12,5 % d’impôt sur les sociétés de l’île celte –un des taux les plus bas parmi les pays développés– agissent comme un aimant sur les géants de la technologie qui débarquent par dizaines en Irlande. Google, Facebook, Microsoft, Apple mais aussi Twitter, Airbnb ou encore LinkedIn y ont implanté leur siège européen. Résultat: plus de 200 000 emplois dont beaucoup concentrés à Dublin, dans les mêmes quartiers.

Ces expatriés ont sensiblement le même âge. «À Google, c’est rare de croiser des gens de plus de trente-cinq ans», note Capucine qui estime la moyenne d’âge des employés à vingt-neuf ans. Logique: les postes proposés par les GAFAM en Irlande –vente, support, marketing…– demandent peu d’expérience professionnelle. Paul-Arthur acquiesce. Son équipe est exclusivement composée de «juniors». Même son manager a la trentaine.

Ce faible écart d’âge crée des affinités. Les enfants de la «start-up nation» se regroupent dans les mêmes colocations aux loyers affolants. Capucine partage cent mètres carrés au centre de Dublin avec deux Françaises de Salesforce, géant américain des logiciels. «On se connaissait vaguement de Paris, se rappelle-t-elle. Ici, tu es obligée d’être en colocation, les logements sont rares. On a donc décidé de chercher un appartement ensemble.» À trois, elles paient 2900 euros. Même histoire pour Paul-Arthur qui paie près de 1100 euros par mois pour habiter un 150 mètres carrés en périphérie sud de Dublin avec deux Français de Salesforce.

Depuis 2011, les loyers ont bondi de 75 % en Irlande. Selon Capucine, «les propriétaires font flamber les prix parce qu’ils savent que les employés de la tech ont les moyens de payer cher». Même après s’être acquitté de 40 % d’impôts, les prix de l’immobilier restent abordables pour la jeune cadre qui gagne près de 4000 euros brut par mois.

En réalité, les «expats» ne font qu’effleurer la lourde crise du logement qui frappe les Irlandais. «Google a embauché un consultant personnel pour qu’il fasse des recherches d’appartement à ma place», salue Taïla qui vit avec deux autres Français de son entreprise. Elle a fini par trouver sa colocation grâce à un réseau interne où les «Googlers» se partagent des offres d’hébergement. Capucine et Paul-Arthur ont pu bénéficier d’une prime à l’installation de la part de leur entreprise. 7000 euros pour l’une, 9000 pour l’autre.

Comme Taïla, 8000 personnes travaillent dans les bureaux de Google à Dublin ©Nicolas Benoit

Google, vélo, dodo

Dans les GAFAM, tout est mis en place pour maintenir les expatriés loin des soucis quotidiens des Irlandais. Aucun risque d’être confronté à la crise de l’hôpital public, des médecins proposent directement leurs services sur place à des prix défiant toute concurrence. «Grâce à l’assurance de Google, j’ai pu trouver un rendez-vous de dentiste en urgence, se rappelle Taïla. Tout mon traitement m’a coûté moins de quinze euros.» Un problème pour faire garder son enfant? Microsoft dispose d’un partenariat avec une crèche juste en face de ses locaux. Envie de sociabiliser autour d’un verre? Les géants de la tech organisent des soirées pour fêter les résultats d’un semestre ou le retour de l’été.

Depuis son arrivée en Irlande, la vie de Capucine se résume en Google, vélo, dodo. «Au bureau, je fais bien plus que travailler», apprécie-t-elle. Malgré un job qui ne l’épanouit pas totalement et lui demande moins de trente-cinq heures par semaine, elle reste régulièrement dans les locaux après 20 heures. «Je prends des cours de danse, de boxe et je vais à la piscine. Je viens aussi souvent pour trainer dans les canapés du septième étage avec vue sur la mer d’Irlande. La plupart du temps, je reste dîner au restaurant du bâtiment principal qui sert jusqu’à 20 heures.»

Les GAFAM savent chouchouter leurs employés pour les garder près d’eux. Salle de sport, cours de yoga, massages, salles de sieste, babyfoots, billards, ateliers de développement personnel… Tout est fait pour leur donner envie de passer du temps dans l’entreprise. Dans le hall de Microsoft, cinq restaurants ouverts de 6 heures 30 à 18 heures 30 servent des centaines de menus différents. «Si tu as la flemme de descendre tu peux attraper un fruit ou une boisson, lâche Paul-Arthur. Il y en a à chaque étage et c’est gratuit. Il y a même des radis et des carottes.»

«Je vois Dublin comme un incubateur»

Au-delà des commodités offertes par leur employeur, les expatriés apprécient la culture du management importée par les multinationales américaines. «Ici, pas de “présentéisme” et de “réunionite”, ce qui compte ce sont les objectifs», se réjouit Paul-Arthur. «J’arrive toujours à 10 heures parce que j’aime bien dormir le matin, ajoute Capucine. Ici, personne n’est sur ton dos, l’important c’est que le travail soit fait.» Marie-Eve, quarante-et-un ans, employée par Apple depuis un an et demi, profite de cette flexibilité pour travailler depuis chez elle, dans un village du nord-ouest de l’Irlande. «Cela me permet de m’occuper de ma fille de deux ans», explique-t-elle.

«Je peux partir à 16 heures 30 si je veux, mais ce n’est pas pour cela que je suis venu à Dublin.» Comme Paul-Arthur, beaucoup d’expatriés mettent le travail au centre de leur vie en Irlande. Les GAFAM mettent en place des bonus incitatifs liés aux objectifs. C’est dans la vente que ce système atteint son paroxysme. «Je peux doubler mon salaire si “j’achieve” tous mes objectifs de “sales”», jubile Paul-Arthur. En clair: plus il vend, plus il sera payé. En 2019, il a gagné 90.000 euros bruts. C’est 50.000 euros de plus que son salaire de base.

«Il faut être proactif», martèle le jeune cadre ambitieux. Il travaille près de soixante-dix heures par semaine pour Microsoft et passe ses soirs et ses week-ends à monter une start-up dans l’internet des objets avec deux de ses collègues. «Personne ne me force. C’est moi qui me l’inflige, insiste-t-il. Je vois l’Irlande comme un incubateur, une prépa. Je fais de « l’extra work », je monte en qualification, je sors, je voyage. C’est crevant mais cette expérience me servira plus tard.»

Tout ce travail laisse peu de place au reste. «Question sommeil, je suis un mauvais élève », confesse-t-il. Son application Sleep Cycle mesure une moyenne de 6 heures 57 par nuit sur les six derniers mois. À froid, le vendeur avoue que son train de vie lui laisse des carences. «Je rencontre moins de gens, je sais que je serais plus équilibré avec une vie affective, souffle-t-il. J’espère que ça changera plus tard. Ce n’est qu’une période.»

Les expatriés d’un côté, les Irlandais de l’autre

Avec un tel rythme, les «expats» n’ont plus que leurs week-ends pour découvrir l’Île d’Émeraude. Ce qui ne les empêche pas d’utiliser ce temps libre pour voyager. «Avec ma team, on prend souvent l’avion le jeudi soir pour découvrir une ville d’Europe, raconte Paul-Arthur. Avec l’aéroport tout proche et les prix de Ryan Air, c’est rapide et pas cher. Le vendredi, on travaille depuis les bureaux Microsoft de la ville que l’on visite, puis on passe le week-end à kiffer. Il m’est arrivé d’enchaîner tous les week-ends pendant deux mois. Je passe mon temps dans un avion. C’est scandaleux!» De son côté, Capucine rentre souvent travailler une semaine depuis le bureau de Google à Paris pour voir sa famille. «Même pas besoin de prévenir mon manager», salue-t-elle.

Même au travail, les Irlandais sont à part. Taïla, qui en côtoie deux dans son équipe, constate une différence de mentalité. «Ils sont super “welcoming” mais on voit qu’ils restent entre eux. Ils sont plus posés, ne passent pas leur temps à voyager comme les expatriés. Je comprends qu’ils ne fassent pas l’effort de sociabiliser. Dans deux ans, la plupart d’entre nous serons repartis.» Souvent plus âgés, ils occupent des postes plus élevés dans l’entreprise. «Pas par favoritisme, précise Marie-Eve. Simplement parce que ces fonctions demandent une certaine ancienneté et qu’ils restent, eux.»

Des expatriés, elle en a vu défiler dans son centre d’appel téléphonique. Elle fait partie des rares à avoir posé ses valises pour de bon sur le sol celte. Elle y a rencontré son compagnon. «Au début, je ne fréquentais que des Français, se souvient-elle. Puis je me suis mise à les éviter à tout prix. J’ai pris des cours de danse avec des locaux, j’ai fréquenté leurs pubs et, après une bonne année, j’ai commencé à vraiment rencontrer des Irlandais. Ils sont très ouverts et amicaux mais c’est rare qu’ils t’invitent dans leur maison. C’est un cap intime pour eux. Si un Irlandais te laisse rentrer chez lui, c’est qu’il t’a adopté. Avec tous ces étrangers qui arrivent et qui repartent, ils sont frileux et ne cherchent pas à nouer de nouvelles amitiés. Il faut être patient.»

Paul-Arthur ne compte pas s’éterniser sur l’île : «Je serai parti d’ici deux ans grand maximum.» Trois ans pour Capucine. Ils regrettent l’effervescence de la vie culturelle parisienne, sont lassés par le froid —deux degrés de moins à Dublin qu’à Paris en moyenne en 2019— et sont pressés de revoir leurs amis et leur famille.

Les multinationales ne les retiennent pas. «Si un employé est bon, Google lui propose vite un job plus intéressant dans un autre pays, assure Capucine. Ici, personne ne reste plus de trois ans.» Paul-Arthur a vu son ancien colocataire de Google remplacé par une Française de Salesforce. Lui aussi prépare son «next move» et laissera bientôt sa place à un autre Français venu vivre l’aventure GAFAM à Dublin. En 2018 et 2019, Google, Amazon et Facebook ont annoncé la création de 1000 nouveaux postes dans la capitale celte.

Travail encadré par Catherine Legras et Cédric Rouquette.

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