Identités

Dans le Donegal, le catholicisme fait encore la loi

Reportage réalisé dans le comté du Donegal (Irlande)

En Irlande, la pratique religieuse connaît un recul spectaculaire. Sauf dans le Donegal, ce comté du nord-ouest qui demeure un bastion du catholicisme traditionnel.

Au signal du père Séan O’Gallchóir, hommes, femmes et enfants se lèvent et s’avancent dans la nef. Du bout des doigts, le prêtre dessine une croix cendrée sur le front de chaque fidèle. « Cuimhnigh gur deannach thú agus go mbeidh tú deannach arís » (“Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière”). Il le dit en gaélique, la langue majoritairement parlée ici. Nous sommes le mercredi des Cendres et une centaine de personnes célèbrent le début du Carême dans l’église de Gort’a Choirce, dans le comté du Donegal, sur la côte septentrionale de l’Irlande. 

Le mercredi des Cendres appelle les chrétiens à la pénitence et au recueillement dans l’optique de les préparer à Pâques. 78 % des Irlandais se disent catholiques selon un recensement de 2016. Les fêtes religieuses sont massivement suivies.

Particulièrement dans le Donegal, ce comté de 160 000 habitants qui ne ressemble pas tout à fait au reste de l’Irlande. En 2016, il est le seul à avoir dit «non» au référendum de légalisation de l’avortement. Le pays a alors découvert, ou redécouvert, ce comté rural, et plus conservateur, dans lequel la vie quotidienne reste profondément influencée par l’Église catholique. À rebours du reste de l’Irlande. Vesna Malesevic, sociologue de la religion à l’université de Galway, constate que « les Irlandais ne sont plus que 67 % à pratiquer leur religion de manière hebdomadaire, contre 90 % au début des années 1990”.

Le Donegal apparaît comme l’un des derniers bastions du catholicisme irlandais tel qu’il a été pratiqué pendant des siècles. C’est là que nous sommes partis à la rencontre de ces Irlandais qui racontent le lien intime qui les unit à leur religion.

Donegal Town compte 4 églises pour 2 600 habitants.

 

Notre voyage commence à Donegal Town, deuxième ville la plus importante du comté. Nichée entre la baie du Donegal et la chaîne des Bluestack Mountains, la ville compte quatre églises pour seulement 2 600 habitants. Et la religion est partout.  Dans la librairie locale, le rayon “religion” est plus fourni que celui consacré à la littérature irlandaise. À l’ombre de l’abbaye des Quatre maîtres, la statue de la Vierge domine la baie de Donegal. Une famille s’y promène à la nuit tombée : «Regarde, c’est Marie, Ma-rie», explique la jeune femme à son jeune fils. Accroupie entre les pierres, elle lui chuchote : «C’est la mère de Jésus». 

«Nous avons un fort passé de résistance à l’Angleterre et au protestantisme», explique Claire, chargée d’accueil à l’office de tourisme. Elle se plaît à raconter aux visiteurs l’histoire du légendaire clan O’Donnell, dont le château de briques sombres constitue encore l’attraction touristique de la petite ville : «Les O’Donnell ont joué un rôle immense dans les différentes révoltes contre les Anglais au XVIIe siècle. Donegal Town, c’est une terre hantée par la violence et l’affirmation de l’identité irlandaise…». 

Donegal Town, « une terre hantée par la violence ».

Cette résistance à l’Angleterre passe largement par l’attachement au catholicisme. Si Donegal Town compte une église protestante, les deux communautés se mélangent peu. Personne n’oublie que la région a été le théâtre de sombres événements pendant les Troubles, le conflit nord-irlandais qui a opposé  les républicains catholiques aux unionistes protestants de 1969 à 1998. «Les Irlandais se sont toujours battus contre les Anglais qui les persécutaient pour les convertir de force. On nous a pris nos terres, nos biens, mais notre foi, on ne nous la prendra jamais», explique le père Peoples, qui officie à Donegal depuis vingt-quatre ans. Les blessures ne sont pas cicatrisées pour tout le monde. 

Dans un bistrot de la rue principale, un homme âgé d’une soixantaine d’années chante une berceuse à sa femme, un large sourire sur le visage. Mais lorsqu’on prononce le mot «religion», le sourire s’affaisse. Il ouvre la bouche. Il lui manque une dizaine de dents. «Tu vois ça?» marmonne-t-il, les mâchoires serrées. «Ce sont ces putains d’Anglais qui me les ont arrachées quand j’avais dix ans, lors d’une attaque dans mon village. Je n’ai jamais oublié. Et ma famille non plus.» Massif, le visage osseux, Pat McCraig  esquisse un sourire mauvais: «si j’ai eu ma revanche ? Oh oui… Mais je ne te dirai jamais comment». Tout ce qu’il consent à dire, c’est qu’il a été membre du Sinn Féin. Et l’IRA dans tout ça? Le vieil homme se lève de table. Plaque lourdement sa main sur notre épaule et lâche, de sa voix rocailleuse: «c’est fini maintenant». Et quitte le bistrot, sans payer.

Assis très droit dans son fauteuil, sous le portrait du Christ, le père Peoples, lui, affiche sa sympathie pour ses “nombreux amis protestants”. Depuis sa maison balayée par les vents, à flanc de colline, il surveille les dégâts causés à son église par la météo capricieuse du Donegal. «L’Etat ne nous donne aucun penny pour restaurer les églises. Heureusement que mes paroissiens participent aux collectes que j’organise, sinon le toit tomberait en ruine!».

Le père William Peoples croit en l’avenir de l’Église.

Ses paroissiens, le père Peoples en est très proche, même s’il regrette que les bancs se vident peu à peu. En Irlande, le nombre de pratiquants a été divisé par deux en trente ans. La faute, en grande partie, au scandale de pédophilie commis par des prêtres sur des enfants, ces dernières décennies. 8 967 plaintes déposées pour abus sexuels envers des enfants, dans le cadre d’institutions tenues par le clergé. Sans compter les nombreux autres témoignages qui ont secoué le pays de 5 millions d’habitants. 

«Pendant trop longtemps, les prêtres ont été placés sur un piédestal car ils cumulent souvent toutes les fonctions. C’est la position de pouvoir qui entraîne les abus. Que les gens se détournent des prêtres, ce n’est pas une mauvaise chose. Mais je crois qu’ils ne se détourneront jamais de la religion», veut croire le père Peoples. Pour lui, la crise est même nécessaire: «nous avons besoin de toucher le fond pour remonter, et nous remonterons. Parce qu’une société sans Dieu est une société qui va mal». 

À Donegal Town, la messe a lieu tous les jours à 9 heures.

 

Dans le Donegal, au coeur de zones très rurales, et «abandonnées par l’État» selon les députés locaux, la religion constitue un élément essentiel du quotidien. Dorothy Woods tient l’unique Bed&Breakfast de Donegal Town. Elle et son mari pratiquent avec discrétion, mais assiduité: «Patrick va à la messe presque tous les jours, et j’y vais tous les dimanches». Cette messe, c’est la première étape de toute journée passée à Donegal Town. Rapide, efficace et presque mécanique. Pas de musique. Chacun sait ce qu’il a à faire. Et pas question de s’attarder une fois l’office terminé. 

Dans le salon de Dorothy, quelques statues de la Vierge ornent les étagères. Son mari et elle sont des intimes du curé. «Ce que j’aime chez le père Peoples, c’est sa voix, explique-t-elle avec un sourire de jeune fille. Il a une manière très mélodieuse de prêcher. C’est aussi pour cette raison que les gens viennent aussi nombreux à la messe. »

Plus on s’enfonce dans le comté du Donegal, là où les routes nationales sont remplacées par des chemins, plus la religion constitue le coeur de la vie quotidienne des habitants. À 80 kilomètres de Donegal Town, à l’extrême nord-ouest du comté, se trouve Gort’a Choirce. Ce bourg isolé, niché entre la Wild Coast et le parc naturel de Glenveagh, compte moins de 500 âmes et révèle une histoire plus sombre que ne le laissent supposer ses superbes paysages marins.

Gort’a Choirce a été le décor d’une des plus graves affaires de pédophilie dans l’Église irlandaise.

Un prêtre local, le révérend Green a violé et maltraité vingt-six enfants de la paroisse entre 1965 et 1982. Au centre du village, face à l’imposante église aux pierres blanches, le cimetière de Gort’a Choirce abrite les tombes de huit hommes ayant mis fin à leurs jours à cause des sévices qu’ils avaient subis étant enfants. Malgré la tragédie qui reste dans toutes les têtes, la religion demeure centrale dans la vie des habitants.

La trentaine chaleureuse, Paddy Cannon est natif du comté et catholique. Tout juste revenu dans le Donegal après plusieurs années à Dublin, Paddy donne des coups de main à droite et à gauche en attendant de retrouver un emploi. Comme la majorité des habitants du Donegal, Paddy a voté contre le référendum de légalisation de l’avortement. «Pas la priorité à ce moment-là» nous explique-t-il, une Guinness à la main, attablé à l’unique pub du village. Entre deux plaisanteries, Paddy raconte son enfance. Sa scolarité dans les écoles catholiques de la paroisse, sa communion, puis sa confirmation. 

Paddy Cannon, 31 ans, est « catholique comme tout le monde ».

Il est surpris quand on lui demande s’il se sent particulièrement croyant. «C’est juste normal ici». Normal aussi de quitter le pub à une heure avancée, relativement éméché, mais d’être devant l’église à huit heures tapantes le lendemain. Il s’assied sur le banc qu’il partage d’ordinaire avec sa mère et son frère, suit la cérémonie avec ferveur puis s’éclipse à la fin de la messe. On le retrouve dans le cimetière, face à une tombe, la mine sombre. Lorsqu’il revient quelques instants plus tard, les yeux sont de nouveau rieurs.

Plus tard, tandis qu’il nous emmène faire un tour à Fál Carrach, sa «plage préférée», au lever du soleil, il évoque le prêtre pédophile de Gort’a Choirce avec légèreté: «on en a beaucoup parlé, il y a même eu un article dans le New York Times. C’est sûr que cela a eu un énorme impact sur la confiance que les gens avaient envers l’Eglise». L’institution peine à se relever, mais pas la foi. Le curé local est toujours la figure incontournable du village. Lorsqu’on demande à Paddy le nom du maire, il s’esclaffe: «Nous n’avons pas de maire. C’est le prêtre qui fait le maire. C’est notre royauté à nous», achève-t-il en frottant son abondante barbe rousse.  

Maire, prêtre mais aussi directeur d’école, le père Séan O’Gallchoir ne chôme pas. À lui seul, il tient les rênes de la petite communauté, comme c’est souvent le cas dans les plus petits villages irlandais. Rond et bonhomme, il nous accueille dans la sacristie, une fois la cérémonie des Cendres terminée. Et deux heures avant la prochaine messe. 

Le père Séan O’Gallchoir fait aussi office de maire et directeur d’école à Gort’a Choirce.

Heureux de son métier qui lui permet de «créer du lien» entre les habitants, le prêtre dit les messes, rend visite aux malades et travaille dans les six écoles de la paroisse. S’il reconnaît que l’église est moins pleine qu’avant, le révérend Séan O’Gallchoir garde confiance: «le Donegal est un bastion du catholicisme. C’est dans les grandes villes que les gens se détournent de la religion». Il évoque aussi, sans tabou apparent, les abus sexuels commis par le père Green, qui a «certainement éloigné les gens de l’église». 

Pour le mercredi des Cendres, tout le monde reçoit une croix de suie sur le front.

Mais le coeur de son activité, c’est l’école. Séan O’Gallchoir y prépare les enfants pour leur première communion. En Irlande, les écoles primaires sont dirigées, à plus de 90 %, par l’Eglise. Et les prêtres n’y jouent pas qu’un rôle secondaire. Gráinne Ní Dhúgain est enseignante à l’école de Gaoth Dobhair. De fines rides encadrent son large sourire. Ce jour-là, elle fait jouer une pièce de théâtre à ses élèves. Une vieille légende celtique. En gaélique bien sûr. 

Entre deux répétitions, Gráinne raconte son travail, avec une fierté visible. «La religion tient une place importante à l’école. Tous les jours, nous consacrons une heure à l’éducation religieuse. Ce n’est pas obligatoire, les parents peuvent amener leurs enfants plus tard mais la plupart les laissent.» Les enseignants préparent aussi les enfants à leur première communion: «les prêtres locaux nous rendent visite toutes les semaines pour parler avec les enfants. Le révérend Séan O’Gallchoir est très présent pour les enfants, nous avons beaucoup de chance de l’avoir», abonde-t-elle, les yeux plissés. Plus surprenant, les enfants se confessent deux fois par an, dès le plus jeune âge, dans le cadre de l’école. 

On revient du Donegal marqué par la ferveur de ses habitants. Mais, sur le chemin du retour, de village en ville, les croix cendrées s’estompent. Jusqu’à Dublin où quelques rares poussières rappellent encore la cérémonie religieuse du matin. 

Travail encadré par Audrey Parmentier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.

Emilie Spertino
Étudiante de la 74e promotion du CFJ. Passion pour les dernières rubriques du journal, juste avant les mots croisés.

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