Crises

Drogue et gangs : quand Drogheda bascule dans la violence

Reportage réalisé à Drogheda

Le corps de Keane Mulready-Woods, un jeune homme de 17 ans, a été découvert démembré par la police de Dublin le 12 janvier 2020. © Press Association

«Deux arrestations dans le meurtre de Keane». Dans un supermarché de West Street, la rue principale de Drogheda, la caissière ne peut détacher son regard de la première page du journal qu’elle est en train de scanner. À la une du Drogheda Independent, la photo de Keane Mulready-Woods, un jeune homme de 17 ans brutalement assassiné et démembré. Il est devenu le symbole d’une ville qui sombre progressivement dans la brutalité. Ce jeune dealer était impliqué dans le trafic de drogue qui gangrène la ville de Drogheda, où se côtoient chaque jour un peu plus de 40 000 habitants. 

Malgré le vent glacé de ce petit matin de février qui lui fouette le visage et les mains, un quinquagénaire aux rides marquées joue de la guitare et pousse la voix devant le supermarché du coin. En échange, il demande quelques pièces. De quoi pouvoir continuer à s’acheter des cannettes de Coca-Cola, sa «drogue à lui» sourit-il. 

«La journée on n’a pas forcément peur. Mais quand la nuit tombe, l’atmosphère est différente. On croise beaucoup de gens bourrés, défoncés… Il m’arrive souvent de me retourner pour vérifier qu’on ne me suit pas», admet-il en sirotant sa boisson préférée.

Drogheda, une ville de 40 000 habitants dans le comté de Louth, souffre de ces réseaux de dealers. Trois personnes y ont perdu la vie depuis cinq mois. © Salima Zeggaï

Depuis environ deux ans, deux clans s’affrontent à Drogheda. Tous appartiennent à des réseaux de dealers, vendeurs de cocaïne et de cannabis. «Ils ne ressemblent pas à ce qu’on pourrait s’imaginer. À 20 ans, les gars sont très bien habillés, propres sur eux. Quand Keane a été retrouvé, il ne portait que du Hugo Boss sur lui», confie Des Grant, journaliste au Drogheda Leader, un quotidien régional. 

Selon la Garda, la police irlandaise, Keane dealait double jeu. Tantôt pour le clan d’Owen Maguire – chef de la communauté des gens du voyage, sédentarisée à Drogheda dans les années 1930 – tantôt pour les «innercity» ; des jeunes nés à Drogheda, au parcours scolaire haché, incomplet. Sans espoir de trouver du travail dans la ville, ils ont fini par céder à la tentation du trafic et de l’argent facile.

«Ce qui manque à ces jeunes, c’est l’espoir. Tous ceux qui veulent s’en sortir ne restent pas à Drogheda. Les commerces ferment, les gens ne se sentent pas en sécurité. On a besoin d’investissements pour redynamiser la ville, mais le gouvernement ne mise pas sur Drogheda. Récemment, mon fils m’a dit qu’il voulait partir d’ici pour faire ses études et honnêtement, je pense à partir aussi», poursuit le journaliste. À Drogheda, le taux de chômage des jeunes grimpe à 11.4 %, contre 4.8 % chez les plus de 25 ans.

3 morts en 5 mois

L’escalade de la violence entre gangs rivaux à Drogheda a déjà fait trois morts. Après le meurtre à l’automne de deux membres impliqués dans les réseaux de drogue, un cran supplémentaire dans la brutalité a été franchi en janvier. Alors qu’il effectuait sa course, un chauffeur de taxi a pris une balle dans le dos. La cible initiale du tireur était en réalité son passager, un homme suspecté d’être un membre clé des réseaux de drogue de la ville. L’homme est parvenu à s’enfuir du véhicule pendant la fusillade. Le chauffeur s’en est sorti vivant, mais ce nouvel épisode violent a fait monter un peu plus la pression sur la ville. 

Contre le trafic de drogue, pouvoirs publics et habitants ont décidé de faire front commun. «Les choses ont vraiment changé depuis la mort de Keane. Maintenant, les gens se lèvent collectivement pour dire stop au trafic de drogue», explique Mary Hayden, employée à l’office de tourisme.

 

Le 25 janvier 2020, une grande marche a eu lieu devant le parvis de l’Église Saint-Peter, à Drogheda (Louth) en réaction à la mort de Keane Mulready-Woods et à la prolifération du trafic de drogue. © Salima Zeggaï

Sous l’impulsion des habitants et du maire de Drogheda, Paul Bell, un grand rassemblement a eu lieu le 25 janvier en présence du Premier ministre, Léo Varadkar et des leaders d’opposition de la ville. «Nous sommes sur le point de reprendre le contrôle de notre ville», a martelé le maire sur le perron de l’Église Saint-Peter devant une foule de 4 000 personnes.

Dissuader pour mieux régner

«Nous sommes là pour protéger et servir les individus, mais il y a un certain nombre de groupes qui sont intéressés par le fait de contrôler une partie de la société et d’imposer leur façon de vivre à travers les drogues et l’intimidation. Nous ne laisserons pas ça arriver», affirmait avec fermeté le chef de la Garda, Christy Mangan, au lendemain de la mort de Keane. 

Jusqu’à l’année dernière, Drogheda était sous-dotée en terme d’effectifs policiers par rapport au reste du pays. Seuls 100 policiers étaient déployés dans l’ensemble de la ville. Depuis l’automne, la ville compte 50 policiers supplémentaires. D’ici la fin de l’année, les autorités espèrent mettre une quinzaine de membres clés des gangs derrière les barreaux.

«De temps en temps, on peut voir des hélicos voler au-dessus de Drogheda. Le message qu’ils veulent faire passer c’est « on vous surveille!», explique l’une des participantes à la marche.  

Dans la ville et notamment dans les quartiers sensibles, les contrôles se durcissent. À la moindre suspicion, les voitures sont fouillées, les individus arrêtés et placés en garde à vue.  Certains membres clés de ces réseaux de dealers ont quitté la ville et continuent d’être recherchés à un niveau national. 

«Il a fallu attendre la mort d’un gamin de 17 ans pour que l’État entende enfin ce qu’on réclame depuis des années!», regrette un serveur de l’Ariosa Café.

La consommation explose

Depuis le meurtre de Keane, les habitants de Drogheda ont fait table rase du passé trouble du jeune homme. Il est maintenant présenté comme une victime des trafics qui gangrènent la ville et sa mort a mis en lumière les difficultés de la ville à sortir de la drogue.

Le nombre d’accros à la cocaïne qui viennent nous voir a pratiquement doublé en deux ans. Il y a un vrai problème de drogue en Irlande.

Joanne O’Dwyer est superviseur de la Red Door Project, une association de soutien aux addicts à leurs familles. On la trouve à une centaine de mètres du Scotch Hall Shopping Center, en longeant la rivière Boyne, derrière une haute porte rouge qui domine la façade gothique en fer forgé. 

Joanne O’Dwyer est superviseur au Red Door Project, une association de soutien aux addicts à la drogue et à leurs familles. © Salima Zeggaï

Adolescente, Joanne tombe dans l’alcoolisme avant de sombrer dans toutes sortes de drogues récréatives. «Acides, haschich, ectasy… tout ce qui pouvait m’occuper», confie-t-elle. À vingt ans, elle teste l’héroïne. Rapidement, elle devient accro aux effets apaisants de ce puissant anxiolytique qui l’aide à dormir. «Et puis j’ai eu des problèmes avec la police, j’ai failli finir derrière les barreaux. J’étais une jeune maman, mon fils avait 4 ans. C’est là que j’ai demandé de l’aide. Et aujourd’hui, je suis fière de pouvoir aider les autres à s’en sortir.»

Thérapies de groupe, conseils, mais aussi cours d’art et interactions sociales font partie du programme de l’association pour sortir de l’addiction. «Nous recevons régulièrement des familles dont les enfants ont des problèmes avec les gangs. Souvent, c’est parce qu’ils doivent de l’argent. Ils reçoivent des menaces. Quand ils rentrent chez eux, ils voient leurs fenêtres brisées, leurs voitures cassées. Tout ça contribue à l’atmosphère de peur qui règne à Drogheda, car les gens s’attendent à un autre drame. Soit à un nouveau meurtre, soit à ce que leurs enfants cèdent à la tentation des drogues», explique-t-elle.

«Pour endiguer les réseaux, il ne faut pas seulement procéder à davantage d’arrestations(…). À la sortie de prison, les chefs et leurs enfants reprendront le trafic. Et s’ils ne le font pas, d’autres personnes prendront le relai», explique le professeur Johnny Connolly, auteur de nombreux rapports gouvernementaux sur la criminalité au sein des gangs.

Pour lui, la solution pour sortir de l’insécurité ne peut venir que de l’État. Réinjecter de l’argent dans la ville, attirer les investisseurs et construire de nouveaux logements font partie du processus. «C’est le système d’approche d’ensemble qui a vraiment été important à Limerick». 

Cette ville à 200 kilomètres à l’est de Dublin a longtemps été rongée par le trafic de drogue et les guerres de gangs. Aujourd’hui, la quasi-totalité des chefs du trafic de drogue de Limerick encore en vie purgent de longues peines de prison. Et si la stabilité de la ville reste encore fragile, elle n’a plus enterré de jeunes liés aux gangs depuis 2009. 

Travail encadré par Audrey Parmentier et Cédric Molle-Laurençon

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