Au cœur de la capitale nord-irlandaise, les versions de l’histoire des Troubles, racontées par d’anciens prisonniers des deux camps devenus guides, se croisent et se toisent.
Comme à son habitude, Peadar Whelan attend les visiteurs au pied de la Divis Tower, dans Belfast ouest, la partie catholique de la ville. Près de cette tour de brique brune qui servait d’observatoire pour l’armée anglaise durant les Troubles, l’ancien prisonnier de l’IRA, l’Armée républicaine irlandaise, commence son «Tour guide», comme à l’accoutumée. Durant trois heures, il parcourt les rues des quartiers catholiques, de Falls Road au cimetière républicain de Milltown en passant par la mythique fresque de Bobby Sands – militant de l’IRA devenu icône du combat pour l’indépendance et mort en prison à 27 ans, après 66 jours de grève de la faim – au rythme des récits du conflit qui enflamma l’Irlande du Nord de 1968 à 1998. Sa visite est circonscrite à l’ouest de Belfast, où les nationalistes-républicains, majoritairement catholiques et partisans d’une réunification du nord et du sud de l’île, se concentraient et se concentre encore. Pour visiter le côté protestant de la ville, il faut choisir une autre visite, celle de l’association Epic notamment, qui rassemble, elle, les anciens prisonniers loyalistes, fidèles à Londres.
S’il parle parfaitement gaélique pour l’avoir appris en prison, Peadar, coiffé d’une chapka de style soviétique, mène la visite en langue anglaise. «Si je parle anglais, c’est à cause des Britanniques», reproche-t-il. L’homme âgé de 63 ans porte fièrement son ciré flanqué du sigle « Coiste » du nom de l’association d’ex-prisonniers républicains dont il fait partie. L’ancien combattant de l’IRA, arrêté en 1978, a «passé 16 ans en prison pour avoir tenté de tuer un policier anglais de la RUC», la Police royale de l’Ulster chargée de maintenir l’ordre en Irlande du Nord à cette époque. Il est sorti en 1992, six ans avant l’accord du Vendredi saint signé le 10 avril 1998 qui a mis fin à trente ans de guerre civile entre les unionistes-loyalistes et les nationalistes-républicains.
«Nous, les Républicains, on le voit comme une lutte coloniale»
Pour Peadar, ces visites sont l’occasion de rapporter sa propre version de la guerre civile qui fit 3 500 morts et opposa les républicains aux troupes britanniques et aux paramilitaires loyalistes. «L’histoire dominante raconte que les Britanniques étaient les arbitres d’un conflit sectaire mais la réalité est bien différente», tient-il à souligner. «Nous, les Républicains, on le voit comme une lutte coloniale et non comme un conflit religieux.» Un point de vue recherché par certains visiteurs avides d’histoires authentiques. Marc MacDouglas n’était «pas intéressé par la visite loyaliste». Il voulait connaître «la version républicaine de l’histoire, leur lutte pour conserver leur identité irlandaise dans ce qui est fondamentalement une colonie britannique.» Ce discours porté par la voix d’un ex-combattant, Marc MacDouglas qui a «grandi au Royaume-Uni», ne l’a pas entendu dans les médias comme la BBC, dont la couverture est, selon lui, «biaisée et de nature impérialiste». Le long du parcours, d’autres guides narrent une histoire qu’ils n’ont pas vécue de l’intérieur. Des visites que Peadar ne peut s’empêcher de comparer à la sienne. «Nous, nous sommes allés en prison pour notre lutte. Je ne dis pas que c’est la vraie histoire car chacun a sa propre narration, je dis seulement que la nôtre est unique», justifie-t-il. Vouloir visiter la ville, c’est choisir sa version de l’histoire.
«Deux versions de l’histoire, deux côtés du mur»
Alan Gibson est «contre ces visites». Ancien combattant loyaliste, il a passé 14 ans en prison pour avoir tué un membre de l’IRA. «Si les visiteurs ne suivent qu’une visite, la version de l’histoire sera biaisée», argumente-t-il. L’homme à la carrure imposante et aux tatouages saillants partage une anecdote pour illustrer son propos. Des ciseaux à la main, il découpe minutieusement des étoiles en carton pour le Orange Day, la fête protestante et raconte: «un jour, un Japonais et une Espagnole, m’ont prié de leur faire faire le tour des fresques de la ville en taxi». Après hésitation, Alan a fini par accepté tout en les alertant: «Je vais vous emmener de l’autre côté du mur, mais gardez en tête qu’il existe deux versions de l’histoire, deux côtés du mur».
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Seule une forme de visites trouve grâce aux yeux d’Alan, celles dites « jointes ». Historiquement ennemies, les deux parties aujourd’hui principalement représentées par Coiste et Epic travaillent occasionnellement main dans la main. La première se charge alors du début de la visite avant de déléguer la suite à la seconde, de l’autre côté du mur. «Ce travail intercommunautaire est essentiel pour éviter le sectarisme», relève Jake King, guide pour Epic et incarcéré de ses 17 à ses 23 ans pour avoir fomenté une attaque à l’arme à feu. Le but premier est de poursuivre la voie du processus de paix initiée par l’accord du Vendredi saint. Conor Mckeney, conseiller municipal Sinn Fein de la ville, souligne l’initiative avec enthousiasme: «ils se passent le relais aux murs de la paix, un geste fort!».
Pourtant, ce geste témoigne aussi des balafres de la guerre civile qui parsèment toujours la ville. Elles sont faites de briques, de bétons, surmontées de barbelés et séparent les quartiers catholiques des quartiers protestants sur plus de trente kilomètres. Ces murs de la paix élevés par portions depuis 1969, ont été dressés pour éviter les violences. Au fil de sa visite, Peadar ne montre qu’un côté de ces murs. Sur ceux-ci figurent des fresques, témoignages pictural de la voix des combattants. Il s’arrête un long moment sur celle de Bobby Sands. «Grève de la faim», «poursuite d’un idéal», «lutte jusqu’à la mort» pour faire entendre sa voix, «Bobby était le leader des prisonniers républicains». Peadar analyse l’aspect symbolique de la peinture, cet «oiseau dans une cage en captivité qui ne perd jamais son rêve de liberté».
Mais la peinture sur les murs est encore fraîche. Peadar poursuit son circuit au musée des combattants de l’IRA où sont conservés les coupures de presse de l’époque, les uniformes ou encore la radio pirate nationaliste « Free Derry », née en 1969, qui diffusait des chants de rébellions et appelait à la résistance. Une femme brune, cheveux raides, s’attache à partager l’histoire de cette lutte à travers les objets exposés. Elle habitait dans cette même rue, Conway Street, montre-t-elle, une photo d’époque à la main. Mais lorsqu’on lui demande quel a été son rôle au sein de l’IRA, elle fait mine de ne pas entendre la question. Si l’on insiste, elle rétorque fermement: «Ce n’est pas une question qui se pose». Peadar l’explique. Si sa parole est libre, ce n’est pas le cas de tous. Sa peine a été purgée. En revanche, «ceux engagés dans l’IRA peuvent toujours être condamnés et les Britanniques mènent encore des enquêtes». Au mot «justice», Peadar préfère celui de «britanniques». Malgré les années et les tentatives de rapprochement Peadar ne semble pas avoir tout à fait abandonné la lutte. «Ces visites, c’est mon moyen de m’engager politiquement», argue-t-il. Et pour ce qui est de son passé de combattant, il n’a «aucun regret».
Encadré par Cédric Molle-Laurençon et Delphine Veaudor