Pénurie de logements, loyers multipliés par deux, explosion du nombre de SDF : plus de dix ans après la dernière crise financière, la capitale irlandaise est devenue la deuxième ville la plus chère d’Europe pour se loger.
Il faut l’entendre pour le croire, ce quinquagénaire au caban élégant qui vous dit qu’avec un salaire de 3 000€ par mois, il est sur le point de se retrouver sans-abri. Commercial de métier, Peter T. a loué pendant 13 ans une petite maison pour 800 € dans le sud de Dublin. En décembre 2019, il aurait dû la quitter, sur la demande de sa propriétaire. Elle souhaite vendre la maison, explique-t-elle dans la lettre de préavis qu’elle lui a envoyé. Mais voilà : depuis 2012, les loyers de la ville ont quasiment doublé. Et Peter T. a beau chercher depuis trois mois : il ne trouve pas de solution pour se reloger dans ses moyens. Il lance : «Ce n’est pas que je ne veux pas: c’est que je ne trouve pas !»
L’exclamation résume à elle seule l’étendue de la crise du logement à Dublin. Peuplée d’à peine 1,3 millions d’habitant, la capitale irlandaise est devenue la deuxième ville la plus chère de l’Union européenne pour se loger, derrière Londres. En moins de dix ans, les prix à l’achat ont presque doublé. Et depuis janvier 2015, le nombre de SDF dans la ville a été multiplié par quatre jusqu’à passer la barre des 10 000 personnes. Les causes de la crise, multiples, découlent autant d’un manque criant de logement disponibles depuis le crash financier de 2008 que d’une réticence de l’État à réguler le marché de l’immobilier.
«Il y a tellement de personnes qui cherchent un appartement que j’ai même des difficultés à obtenir des visites», déplore Peter T.. À l’origine du problème, une équation irrésolue d’offre et de demande. En 2008, la crise financière a mis un coup d’arrêt à la construction de logements dans le pays. Les banques ont restreint drastiquement les conditions de prêt, tant pour les particuliers que pour les développeurs immobiliers. Or à partir de 2011, la population irlandaise et le nombre de ménages ont augmenté, poussés par un baby-boom dans le pays et par une immigration croissante. Entre 2011 et 2019, 27 000 logements auraient dû être construits chaque année pour pour répondre à la demande, d’après un rapport de la Banque Centrale Irlandaise. Ils n’étaient que 10 500 en moyenne.
Pas de retour sur investissement
Et pourtant, il est difficile de se promener entre les bâtiments de brique rouge du centre de Dublin sans croiser un chantier ou apercevoir quelques grues à l’horizon. C’est que le secteur de la construction a tout de même repris depuis la crise, boosté par l’arrivée de fonds d’investissements étrangers. « Ces fonds ont des stratégies différentes des banques, observe Cian O’Callaghan, géographe au Trinity College, à Dublin. Ils préfèrent investir dans des actifs à forte rentabilité ». Ils construisent majoritairement des hôtels, des bureaux, des logements étudiants dits « de luxe » ou des appartements dédiés à la location.
Pour comprendre l’arrivée de ces investisseurs, il faut remonter à 2008. Alors que les banques irlandaises sont en faillite, asphyxiées par l’explosion d’une bulle immobilière, le gouvernement irlandais met en place une agence d’Etat : le NAMA (National Asset Management Agency). Cette agence rachète la dette des banques irlandaises et – en cas d’insolvabilité des emprunteurs – récupère leurs terrains. « La mission du NAMA était de revendre ensuite ces terrains, sous forme de lots, afin de récupérer des liquidités », explique Cian O’Callaghan. Mais l’Etat n’a pas prévu de clauses sur le devenir de ces terrains après leur vente aux investisseurs. Lesquels ont désormais les mains libres pour implanter le type de bâtiments qu’ils souhaitent. «L’ancien gouvernement a toujours été réticent à intervenir sur le marché immobilier», explique Lorcan Sirr, maître de conférence en économie urbaine au Dublin Institute of Technology.
Certains quartiers attirent plus que d’autres ce nouveau type d’investissement. C’est le cas des Docklands, rebaptisés « Silicon Docks ». Ils accueillent les sièges de géants de la tech venus s’installer massivement à Dublin, attirés par le faible niveau d’imposition sur les sociétés. «Dublin a voulu devenir une ville de stature internationale, explique Philipp Lawton, géographe au Trinity College et spécialiste de la gentrification. Elle a attiré des travailleurs qui emménagent sur le court-terme et préfèrent s’orienter vers la location. La construction dans certains quartiers s’est adapté à cette nouvelle demande. (…) Le problème, ce n’est pas l’installation de multinationales. C’est le manque de planification ».
En Irlande, votre protection, c’est votre maison
La pénurie de logement se ressent sur les prix à l’achat. Ils ont augmenté de 90% à dans la capitale irlandaise en moins de huit ans. Cette flambée a poussé les Dublinois vers la location. C’est un véritable basculement culturel dans le pays. « En Irlande, vous payez pour tous les services publics : école, crèche, université, santé, explique Lorcan Sirr. Votre protection, c’est votre maison. Elle est là votre richesse. Or, aujourd’hui les gens sont coincés sur le marché de la location». Le pays est à l’origine une terre de propriétaires : 79,3% des habitants possédaient leur logement en 1991. Le chiffre est descendu à 67,6% en 2016.
Ici, face aux propriétaires, les locataires n’ont que peu de droits. Un occupant peut être expulsé de son logement sous prétexte de revente de la maison, de travaux de rénovation ou parce qu’un membre de la famille du propriétaire souhaiterait vivre dans le logement. Et si ces conditions ne sont pas respectées, c’est au locataire de prouver devant une cour spéciale, le Residential Tenancies Board.
La mésaventure est arrivée à Manuelle Ratte. Cette Française est installée à Dublin depuis une vingtaine d’années et sa langue maternelle semble s’être teintée d’un accent irlandais. En 2017, sa propriétaire lui a demandé de quitter son appartement afin de réaliser des travaux. «Après sept ans passés là-bas, la propriétaire m’a donné six mois pour partir. J’étais anéantie. Finalement, une ancienne voisine m’a indiqué qu’elle avait bien fait des travaux, mais qu’elle avait profité de mon départ pour augmenter ensuite le loyer de 300 €».
Pour faire le récit de sa quête de logement, elle propose un rendez-vous dans un café du quartier de Smithfield, au centre de Dublin. Comme les Docklands, le quartier industriel, encore délabré dans les années 1980, a été remis à neuf grâce à un programme de rénovation destiné à attirer les investisseurs. Une esplanade aux pavés récents sépare une ancienne usine reconvertie en auberge de jeunesse d’une part, et des chaînes de restauration aseptisées, typiques du confort moderne, de l’autre. Nous ne pouvions pas faire l’interview chez Manuelle : à quarante ans, elle vit en colocation avec un couple et leur enfant de cinq ans.
« J’aime beaucoup la famille avec qui je vis, glisse-t-elle. Si je devais partir, ce serait dur. Mais comme je paie un loyer, je ne peux pas mettre de côté pour acheter une maison. Et puis, je ne suis pas vraiment chez moi ». La situation n’est pas une exception. La colocation reste bien souvent la seule solution pour payer un loyer raisonnable. Car sur le marché de la location aussi, le manque de logement a fait exploser les prix. L’État a bien essayé de les encadrer, en créant des rent pressure zones, où les loyers ne peuvent augmenter que de 4% par an. « Le problème, souligne Lorcan Sirr, c’est que ces zones sont entrées en vigueur en 2016, alors que les loyers étaient déjà trop hauts ».
Les nouveaux sans-abri
Peu de solutions de repli existent pour les primo-arrivants ou ceux qui se feraient expulser. La crise du logement se double aujourd’hui d’une crise du logement social, dont la construction a également été freinée par l’austérité post-crise. Résultat : près de 68 700 personnes sont aujourd’hui sur les listes d’attente des logements sociaux. La ville voit donc naître un nouveau type de sans-abris : des familles ou des personnes qui travaillent et qui finissent soit dans la rue, soit dans des hôtels.
Nous sommes toujours dans le quartier de Smithfield. À l’ouest de l’esplanade cette fois. Dans cette ancienne usine reconvertie en auberge de jeunesse. La clameur des langues mélangées peine à passer au-dessus de la musique de boite de nuit braillée par les hauts-parleurs. Il y fait toujours très sombre. On distingue difficilement le jour de la nuit. Dans une large entrée, affalés sur des fauteuils en faux-cuir, une poignée hommes ont les yeux rivés sur leurs téléphones portables. Ils sont dublinois et, faute de trouver un appartement dans leurs moyens, ils ont fini par élire domicile là.
Parmi eux, il y a Eoin. À 36 ans, il travaille dans la maintenance de machines et gagne entre 15 et 25€ de l’heure. Il a quitté son précédent domicile après sa séparation avec sa femme, a trouvé refuge chez son père pendant un an, puis a dû partir. Cohabitation trop difficile. En attendant de trouver mieux, il dort à l’auberge, dans un dortoir de six personnes qu’il partage avec les voyageurs de passage. Il est nerveux lorsqu’il parle de sa situation. Ses bras semblent le démanger sans cesse. Il montre des photos de son précédent appartement, ravagé par la moisissure et dans lequel sa fille tombait souvent malade. Eoin répète plusieurs fois : «Tu sais, la semaine dernière, il y a quatre personnes qui sont mortes à la rue».
Travail encadré par Catherine Legras, Cédric Molle-Laurençon, Audrey Parmentier, Cédric Rouquette, Delphine Veaudor.