Identités

Après le Brexit, ces Britanniques votent Irlande

Reportage réalisé à Dublin (Irlande)

En 2019, plus de 94 000 Britanniques ont demandé un passeport irlandais. Un nombre en hausse constante depuis l’annonce du Brexit, qui illustre les liens complexes entre les deux pays voisins.

Dans le Woolshed Baa & Grill, un pub au cœur de Dublin, la fin de match est silencieuse. Les Anglais viennent de l’emporter 24-12 face à l’Irlande lors du Tournoi des Six nations de rugby. Les supporters anglais, largement minoritaires, célèbrent leur victoire à coups de pintes pendant que leurs adversaires y noient leur chagrin. Hors du terrain, si les deux pays ont longtemps été en froid, la situation a pourtant bien évolué.

Les Britanniques sont même de plus en plus nombreux à venir s’installer en Irlande. Depuis le vote du Brexit en 2016, les demandes de passeports irlandais ont explosé. En 2019, près de 94 000 Britanniques ont demandé le sésame irlandais, selon le ministère des Affaires étrangères. Un nombre qui a plus que doublé par rapport aux 46 000 demandes de 2015.

«Je voulais à tout prix rester européenne»

Pour beaucoup, c’est l’incertitude de l’après-Brexit qui les incite à franchir le pas. «J’étais évidemment contre le Brexit!», tranche dans un éclat de rire franc Hester Jackman en reposant la tasse de café qu’elle allait porter à ses lèvres. Originaire du nord de l’Angleterre, elle vit à Dublin depuis treize ans avec son mari irlandais et leurs deux enfants. Elle a enfin obtenu sa nationalité irlandaise début mars. Prochaine étape: demander le passeport. La quadragénaire qui travaille au Trinity College se dit «choquée» par le choix du Brexit qui a provoqué chez elle un déclic: «Je songeais déjà à demander la nationalité irlandaise et avec le Brexit, je me suis dit que c’était devenu une nécessité: je voulais à tout prix rester européenne».

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Hester Jackman, d’origine anglaise, a obtenu début mars la nationalité irlandaise. ©Alexandra James

Avant d’arriver dans la capitale irlandaise, Hester a beaucoup voyagé et vécu en France, à Pau. «C’est bien plus facile de voyager avec un passeport européen, confie-t-elle, visiblement soulagée que la procédure de naturalisation touche à sa fin. Je voulais aussi pouvoir voter ici et avoir la même nationalité que mes enfants et mon mari. L’Irlande est ma nouvelle maison». Avec sa naturalisation, la jeune femme obtient ainsi la double nationalité irlandaise et britannique, autorisée dans les deux pays. La petite entreprise familiale de son mari, qui vend des produits d’hygiène, risque également d’être affectée par le Brexit. «Il fournit des restaurants et des écoles et ses produits sont importés du Royaume-Uni», déplore Hester. Il tente d’anticiper en recherchant d’autres fournisseurs européens, explique-t-elle.

Depuis 1923, la Zone commune de voyage permet une libre circulation entre le Royaume-Uni et l’Irlande avec un faible contrôle aux frontières, par une simple présentation de sa carte d’identité. En principe, le Brexit ne devrait pas toucher à cette zone. Pourtant, des doutes persistent sur la circulation des biens et des personnes entre l’Irlande, dans l’Union européenne, et le Royaume-Uni, en dehors. «Si la paix en Irlande du Nord n’est pas préservée, les conséquences du Brexit pourront être difficiles», éclaire Roland Gjoni, chercheur et spécialiste des relations politiques irlandaises.

Le lourd passé irlandais 

De la fin des années 1960 jusqu’à l’accord du Vendredi saint en 1998, un conflit sanglant a marqué l’histoire britannico-irlandaise. C’est ce qu’on appelle communément les «Troubles», durant lesquelles 3 500 personnes sont mortes lors des affrontements entre républicains et unionistes. Les premiers souhaitaient la réunification des deux Irlandes ; les seconds un maintien dans la Grande-Bretagne. Le conflit opposait aussi les catholiques irlandais et les protestants britanniques. Les tensions se sont cristallisées à la frontière entre l’Irlande du Nord, une des nations du Royaume-Uni, et l’Irlande, indépendante.

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Durant cette période, des Irlandais ont fui les tensions pour s’installer en Angleterre et trouver du travail. «Il y a trente ans, les Irlandais partaient pour le Royaume-Uni; maintenant, de plus en plus de Britanniques viennent en Irlande», analyse Roland Gjoni, qui souligne que le pays avait en 2017 le sixième PIB par habitant le plus élevé du monde.

Daniel Matthew Smith, 28 ans, originaire de Londres, est dans ce cas. Sa famille maternelle a quitté l’Irlande pour venir travailler en Angleterre. Il y a un an et demi, le jeune Anglais a fait le chemin inverse: «J’ai quitté Londres pour venir ici car je travaille chez Primark, qui a demandé à plusieurs de ses employés de rejoindre son siège irlandais il y a plus d’un an», officiellement pour renforcer sa présence sur place. Même si ce n’était pas «primordial» pour lui de rester européen, Daniel a demandé la nationalité et le passeport irlandais en gardant en tête les avantages potentiels, alors que «personne ne sait vraiment ce qu’il va se passer».

Daniel Matthew Smith a quitté Londres pour s’installer en Irlande il y a un an et demi. ©Alexandra James

Pour Daniel, le passeport a été très simple à obtenir, puisque sa mère est irlandaise. Les Britanniques doivent simplement justifier d’un parent ou d’un grand-parent irlandais pour espérer obtenir le document leur permettant de rester citoyens européens. Pour les autres, comme Hester, il faut avoir vécu au moins cinq ans en Irlande et suivre une procédure plus longue et coûteuse. «J’ai entamé la procédure de demande il y a un an et dépensé environ 1 200 euros», lâche-t-elle du bout des lèvres.

Depuis l’accord du Vendredi saint, les Nord-Irlandais sont en revanche les seuls directement éligibles à la nationalité irlandaise, sans avoir à justifier d’aucun lien de parenté. Mais tous ne la demandent pas automatiquement, au regard des relations complexes qu’ils peuvent entretenir avec leurs voisins du Sud. Certains se sentent républicains et ont donc déjà leur passeport irlandais, ou le demanderont. Parmi les protestants, les unionistes risquent moins de vouloir rester européens, ni de choisir l’Irlande.

«On fait toujours des blagues sur les Anglais»

Les tensions qu’on peut imaginer entre les Anglais et les Irlandais relèvent principalement du stéréotype. Les Britanniques ne sont pas détestés à Dublin et des liens très forts subsistent entre les deux nations. Sourire en coin, Hester évoque ces «blagues, toujours sur le ton de l’humour», qu’on lui fait quand elle dit qu’elle est anglaise. «Je pense que la relation avec les Anglais est plutôt bonne aujourd’hui, en tout cas à Dublin qui est une ville très multiculturelle».

L’intégration a été simplifiée par son mari irlandais. Mais elle reconnaît ne pas se sentir uniquement irlandaise ou anglaise: «C’est plutôt faire partie d’un ensemble. Je me sens européenne avant tout». Daniel, lui, a d’abord pensé aux avantages du statut d’européen, sans pour autant se sentir attaché à cette identité: «Je ne dirais pas que je suis fier d’être européen, britannique ou irlandais. Mais mes parents, eux, se sentaient irlandais par-dessus tout».

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Ces deux expatriés partagent en revanche le même constat: l’histoire commune entre le Royaume-Uni et l’Irlande n’est pas suffisamment enseignée en Angleterre. Une méconnaissance de leur passé commun qui touche même les élites politiques. Selon Roland Gjoni, les fers de lance du Brexit au Royaume-Uni n’ont pas accordé suffisamment d’attention à la question de la frontière irlandaise durant le référendum: «Avec le Brexit, le Royaume-Uni a révélé son manque d’intérêt pour l’Irlande». Contrairement aux 94 000 citoyens britanniques qui, l’an dernier, ont voté Irlande en demandant leur passeport.

Encadré par Hervé Amoric, Cédric Molle-Laurençon et Jean-Marie Pottier.

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