Passerelles

En Irlande du Nord, raconter l’histoire pour assurer la paix

Reportage réalisé à Londonderry (Irlande du Nord). 

Malgré la volonté du gouvernement nord-irlandais, utiliser les cours d’histoire pour pacifier un pays où les communautés restent divisée s’avère difficile.

«Je n’avais pas compris que les protestants aussi avaient souffert pendant les Troubles (la guerre civile irlandaise, de 1969 à 1998) avant les cours d’histoire», explique Rebecca, 15 ans, en remontant ses lunettes sur son nez parsemé de taches de rousseur. L’adolescente affirme qu’elle ne connaissait «qu’un seul côté de l’histoire» avant de choisir l’option “histoire” au collège catholique Sainte Cecilia de Londonderry, en Irlande du Nord, qu’elle fréquente, même si sa mère est protestante.

Avant même la fin du conflit, scellé par les accords du Vendredi saint en 1998, les programmes scolaires d’histoire ont été repensés pour permettre aux deux communautés d’Irlande de mieux se comprendre et de faire la paix. Pourtant, le dialogue entre catholiques et protestants reste difficile dans un pays où l’éducation est encore largement confessionnelle et qui voit réapparaître les tensions intercommunautaires.

Le thème abordé en classe aujourd’hui, que les collégiennes de Sainte Cecilia surlignent soigneusement au fluo pastel : les raisons qui ont poussées les Nord-irlandais à s’affronter durant la guerre civile, entre 1969 et 1998. Londonderry, située à la frontière entre les deux Irlandes, a été le théâtre d’un des premiers affrontement entre républicains, partisans de l’indépendance de l’Irlande du Nord, et la police britannique, représentant la légitimité du rattachement au Royaume-Uni. C’était la bataille de Bogside, du 12 au 14 août 1969.

Le fleuve Foyle coupe Londonderry et ses 100 000 habitants en deux : à l’est,  la waterside, le quartier protestant de la ville. Avec ses 800 élèves, le collège Sainte Cecilia surplombe le cityside catholique, à l’ouest de la ville, dans le quartier de Creegan, où vingt-huit personnes ont été tuées par des soldats de l’armée britannique en 1972 – un tragique Bloody Sunday qui a inspiré le tube «Sunday, Bloody Sunday» au groupe U2.

La chemise bleue et la cravate rouge de Rodgeis Conloath, le professeur d’histoire, n’est pas sans rappeler les couleurs de l’Union Jack, drapeau britannique, un symbole largement rejeté de ce côté du quartier. Ça et là, les murs sont pleins de graffitis frais à la gloire de l’IRA, la branche armée des républicains irlandais, opposés à la domination britannique et favorables à la l’union des deux Irlandes.

Le collège de filles catholique Sainte Cecilia est situé dans le quartier républicain historique de Creegan. ©Margaux Queffélec

Les élèves nord-irlandais n’entendent parler des Troubles à l’école qu’à partir de treize ans. Le seul enseignement obligatoire sur le sujet consiste à apprendre aux élèves ce que signifie être unioniste -favorable au fait que l’Irlande du Nord fasse partie de la Grande-Bretagne- et nationaliste républicain. «Pour étudier les causes de la guerre civile, il faut choisir l’option histoire en fin de collège. En primaire, on parle aux élèves de la façon dont vivaient les Nord-irlandais dans le passé, mais sans expliquer pourquoi », explique Rodgeis. L’histoire n’est plus obligatoire à partir de quatorze ans et reste une option moins en vue que les sciences dures selon Tony Gallagher, professeur en sciences de l’éducation à la Queen University de Belfast.

Une élève de l’option histoire du collège Sainte Cecilia. ©Margaux Queffélec

Les programmes d’histoire ont été repensés en 1991 par le gouvernement nord-irlandais. Le but : remettre l’histoire locale au centre de l’enseignement. Une «nécessité», pour Ian Marshall, premier unioniste à siéger au Parlement de la République d’Irlande, qui a grandi dans un collège d’élite protestant au nord avant la refonte des programmes.

Il se désole d’avoir fait partie des élèves qui n’apprenaient la signification du drapeau irlandais qu’une fois à l’université publique. Le vert représente l’Irlande gaélique, historiquement catholique, l’orange les protestants et le blanc la paix. Selon lui, «il est impossible de comprendre la double identité de l’Irlande du Nord sans comprendre le processus d’indépendance de la République d’Irlande». Aujourd’hui, les enseignants en charge de l’option histoire sont contraints, par le programme, d’aborder, au choix, les Troubles ou les conséquences de la partition de l’île, de 1920 à 1949.

Les auteurs des nouveaux programmes proposent aussi une nouvelle façon d’apprendre l’histoire aux enfants et adolescents. «Il ne s’agit plus d’apprendre un récit unique mais de les habituer à regarder les preuves, à comprendre qu’il existe plusieurs interprétations d’un événement et à en venir à des conclusions par eux-mêmes», explique le professeur McCully, en charge de la formation des futurs professeurs d’histoire pendant quinze ans à l’Ulster University.

« On marche sur un fil »

«Certains de mes élèves me disent “l’IRA est géniale” mais sont incapables de m’expliquer pourquoi. Ils répètent ce qu’ils ont entendu sans avoir de recul», regrette Rodgeis. Le constat est unanime parmi les membres de l’administration de Sainte Cecilia : l’histoire des Troubles, et son lot de préjugés, sont d’abord transmis dans les familles.  À grand renfort de diaporama et vidéos YouTube de la chaîne britannique BBC, le quadragénaire, qui a enseigné huit ans à Londres, tente de «s’en tenir aux faits». Pourtant, il a recours à des anecdotes familiales pour capter l’attention de ses élèves. Quand il parle de l’incendie des quartiers catholiques à Belfast, il raconte l’histoire de son grand-père, qui a pu s’enfuir avant que sa maison soit brûlée, prévenu par des protestants locaux, en 1969.

Il poursuit : «On marche sur un fil. Il faut intéresser les élèves en faisant écho à leur histoire mais sans embrasser leur récit.» Pour Alan Mccully, c’est la dimension émotionnelle des Troubles qui met mal à l’aise les enseignants quand ils doivent traiter de la question en cours. Il explique : «Ces événements déclenchent des émotions fortes chez les élèves mais aussi chez les professeurs. Il est important de l’admettre pour le gérer.»

Lui, s’est toujours appliqué à faire redescendre ses futurs enseignants de leur «piédestal académique». En 2008, il les a emmenés à la prison de Kilmainham, où se sont fait fusiller des rebelles nationalistes en 1916. Une des futurs professeurs, de culture protestante, a eu une révélation après avoir entendu l’histoire d’un des condamnés à mort, qui s’était marié juste avant d’être fusillé. «Elle m’a confié n’avoir jamais pris conscience que l’histoire de l’île était avant tout celle “d’individus des deux communautés qui ont souffert”», se souvient Alan Mccully.

Un dialogue qui reste difficile

À Londonderry, deux collèges catholiques, dont Sainte Cecilia, et un établissement protestant font partie du réseau de 650 écoles qui participent au Shared-Education Program imaginé par Tony Gallagher en 2007, à l’origine financé par une fondation américaine, en marge des politiques publiques. Malgré les efforts du gouvernement de l’époque — qui tend alors à harmoniser les dotations des différentes écoles confessionnelles et à fournir des manuels scolaires communs —, ce chercheur en science de l’éducation constate que la société reste “fracturée”. Il a développé un programme permettant aux élèves protestants et catholiques de partager des cours en commun, en laissant le champs libre aux professeurs quant aux enseignements. Il exporte aujourd’hui le modèle à travers le monde, dans d’autres pays fracturés comme le Liban et Israël.

Eva, Leah, Ava et Kayla participent au Shared-Education Program dont Greta Mc Tague (à gauche)  est coordinatrice. ©Margaux Queffélec

Quand on demande à Martine Mulhern, principale du collège de filles Sainte Cecilia, si il y a eu des problèmes entre les élèves catholiques et protestants, elle botte en touche:  «Le principal problème, c’était qu’ils étaient des garçons et moins attentifs que mes élèves, pas qu’ils étaient protestants.» Elle se félicite de faire partie du programme depuis plus de dix ans. Si, d’après son propre aveu, «l’objectif principal des trois collèges était de récupérer des fonds supplémentaires», elle se félicite d’avoir construit une «véritable relation entre les professeurs et les écoles, qui dure malgré les changements d’administration».

Martine se rappelle avec tendresse voir des enfants colorier des feuilles avec les couleurs du drapeau irlandais et anglais, ou encore des protestants porter librement leur coquelicot à la boutonnière dans le quartier catholique de Creggan. Cette fleur, portée en hommage aux soldats britannique morts pendant la Première Guerre mondiale, est devenu un symbole chez les protestants. Eva, une collégienne qui participe au programme et dont le père est un républicain convaincu, s’étonne : «Contrairement à ce que dit mon papa, je me rends compte qu’ils sont exactement comme nous. Ils ont juste une religion différente.»

L’existence du programme n’oblige en rien les professeurs à traiter des Troubles. La preuve, en février, l’histoire et les problématiques locales n’ont toujours pas été évoquées. «Disons qu’il y a des hauts et des bas en ce qui concerne le sujet des Troubles dûs à des raisons extérieures. Il y a eu des avancés puis nous avons dû revenir en arrière», explique Martine, faisant référence à la résurgence des tensions entre les communautés d’Irlande du nord, depuis trois ans.

Des tags à la gloire de l’IRA encore frais dans le quartier de Creegan. ©Margaux Queffélec

Le dialogue entre catholiques et protestants peine à s’amorcer sur les questions qui fâchent. «Comment fonctionnent les messes des protestants ? Pourquoi ils portent des coquelicots à leur veste ? Pourquoi ils font des processions tout le temps?», s’interroge Leah, douze ans. Des questions qui restent sans réponses. Ava, une des ses camarades qui participe au programme, confie à demi voix : «Je n’ose pas poser des questions aux élèves protestants parce que j’ai peur de les offenser, qu’ils le prennent mal et qu’ils s’énervent».

Encadrée par Catherine Legras, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.

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