Reportage réalisé à Dublin (Irlande).
Depuis le Brexit, l’adhésion de l’Irlande à l’Union atteint des sommets. Modernisation du pays, émancipation du Royaume-Uni : l’intégration regorge de bienfaits que l’île d’émeraude reconnaît bien volontiers. Cette europhilie reste stratégique et sans affect.
Des drapeaux irlandais, polonais et français s’agitent dans le château de Dublin, à l’est de la capitale irlandaise. Un seul brille par son absence: l’étendard britannique. Il est sur toutes les lèvres lorsque l’on évoque l’Union Européenne. «Le Brexit nous a fait l’effet d’une bombe, lâche Abbey Cahill, 19 ans, ses yeux de glace écarquillés. Au lycée, on ne parlait plus que de la crainte d’une récession en répercussion dans notre pays.» Les douves, murailles et tours crénelées accueillent une centaine de lycéens, en tailleurs et costumes, présents pour simuler les négociations au sein du Parlement européen. Leur enthousiasme est à l’image du pays: près de deux Irlandais sur trois affichaient une vision positive de l’UE fin 2019, selon le dernier Eurobaromètre. Un record en Europe.
Irlandais et Britanniques siégeaient à égalité, à la table des décisions, pour la première fois. »
Barry Andrews, député européen
Symbole du pouvoir britannique, le fort a servi de siège aux autorités de Londres pendant près de huit siècles. Le lieu n’a pas été choisi par hasard : il illustre la reconquête dans l’imaginaire irlandais. Elle se déroule lors de la guerre d’indépendance, menée entre 1919 et 1921, qui a opposé l’Armée républicaine irlandaise (IRA) aux forces d’occupation britanniques. En 1922, l’indépendance du pays acte la fin du joug britannique, et l’honneur retrouvé des Irlandais. L’entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) en 1973, en même temps que le Royaume-Uni, marque une nouvelle étape de l’émancipation irlandaise. «Mon grand-père a combattu dans la guerre d’indépendance» se souvient Barry Andrews, l’eurodéputé qui préside le débat. «C’était une immense source de fierté pour lui de voir les hommes politiques irlandais se frotter aux Anglais ou aux Français en 1973. Ils siégeaient à égalité, à la table des décisions, pour la première fois.»
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« L’Europe a révélé le potentiel de notre formidable nation »
À son arrivée dans l’ancêtre de l’Union européenne, l’Irlande frappe par sa pauvreté. Les fonds européens – plus de 40 milliards d’euros d’aides nettes, déduites des contributions irlandaises entre 1973 et 2018 – propulsent l’économie du pays. L’Irlande devient le «Tigre celtique», par analogie à l’expression appliquée aux pays asiatiques pendant leur période de forte croissance dans les décennies 1980-1990. En 1996, le PIB par habitant de l’île d’Émeraude dépasse celui du Royaume-Uni. «L’Europe a révélé le potentiel de notre formidable nation», fait valoir Jean-Pierre Murtagh d’un rire franc – malgré son prénom français, l’homme est irlandais. Le conseiller financier d’un fabricant de cristal a voyagé dans le monde entier, veillant à ne jamais s’absenter trop longtemps de son «peuple aussi fier qu’insulaire».
«Les Irlandais ont surtout bénéficié de fonds européens pour soutenir leur agriculture et construire des routes, eux qui dépendaient jusqu’ici du Royaume Uni», estime Francis Jacobs, membre du personnel de diverses commissions au Parlement européen pendant près de 40 ans et chercheur rattaché à University College Dublin. Deux heures trente étaient nécessaires aux camions pour atteindre l’aéroport de la capitale depuis Waterford, dans le sud-est du pays, où exerçait Jean-Pierre Murtagh. «Avec la construction de nouvelles routes, le trajet a été raccourci d’une heure. Un gain de temps, et donc d’argent !»
Pour son commerce extérieur, l’UE a été perçue comme un outil d’émancipation face au colosse britannique. En 1973, près de 60 % des exportations irlandaises allaient vers le Royaume-Uni. Ce chiffre est tombé pour la première fois sous les 10 % en 2019. Jean-Pierre Murtagh remarque: «La disparition des droits de douane a rendu l’entrée dans les marchés allemand et italien financièrement viable».
Le Brexit : révélateur d’europhilie
Membre à part égale de l’Union, l’Irlande se hisse enfin à la table des négociations. «Rendre sa fierté» à son peuple, telle a été la technique de charme déployée par l’Europe, plaisante Liam Katt, retraité d’une banque d’investissement aux allures de dandy. Ses yeux sont rivés sur l’affrontement Angleterre – Irlande du Tournoi des VI Nations de rugby. En cette fin d’après-midi dominicale, dans un pub de la capitale, les Irlandais de tous âges, bières à la main, bondissent du bar. À chaque essai manqué, les supporters du quinze de trèfle, fraternels, hurlent leur désillusion. Malgré leur succès sur le gazon (24-12), les quelques touristes anglais se font discrets. «L’Angleterre, elle, ne voulait pas être dans l’Europe, souligne Liam Katt. Quand les anciens pays colonisateurs perdent leur puissance, ils éprouvent une forme de nostalgie. Nous, les Irlandais, ne sentons que l’odeur de la liberté.»
Ce sentiment grisant fait figure d’exception dans une Union parcourue de frissons eurosceptiques. « Depuis le Brexit, même le parti nationaliste de gauche du Sinn Fein soutient l’UE », soulève Francis Jacobs, « car elle a permis à l’Irlande de gagner en autonomie. » Loin des questions d’immigration ou de souveraineté centrales chez leur voisin britannique, les critiques se cristallisent autour des enjeux du logement et du système de santé. Seul 8 % des Irlandais citent l’immigration comme le problème le plus urgent auquel leur pays est confronté, contre le double en moyenne pour les citoyens européens. En 2018, ils étaient 13 000 réfugiés et demandeurs d’asile sur une population de 4,8 millions d’habitants. Soit près de trois fois moins que la France rapporté à la taille de la population, selon l’UNHCR.
Le séisme du Brexit n’a pas ébranlé l’europhilie de l’île. « Voyager, étudier, se nourrir sainement grâce aux labels… Je n’avais pas réalisé tous les avantages de l’UE avant le Brexit, observe Sharon Bird, une lycéenne de 17 ans qui a pour habitude se rendre en Irlande du Nord et en Angleterre. Ils me semblaient naturels. » L’adolescente à la peau diaphane a pris la nouvelle de plein fouet. 71 % des Irlandais estiment que leur pays ne se porterait pas mieux en dehors de l’UE. Un chiffre en hausse de 9 points au cours des six derniers mois.
« La solidarité montrée par les États membres à notre pays, resté dans l’équipe face au déserteur britannique, a enthousiasmé les Irlandais », se réjouit le chercheur Francis Jacobs. Le Brexit apparaît même comme une opportunité pour Nina Gorey, vingt ans, étudiante en business au Trinity College à Dublin. « En cours, on se réjouit en prévoyant que les entreprises s’installeront en Irlande plutôt qu’au Royaume-Uni pour bénéficier des avantages de l’UE. »
« Notre attachement à l’Europe est très pragmatique »
De part et d’autres du fleuve Liffey, sur la pointe est de l’île, des gratte-ciels et luxueux hôtels dessinent un quartier à l’allure futuriste. Bienvenue dans la Silicon Docks. Ici, nul pub rouge ou église cendrée à l’horizon, mais un curieux paysage sculpté de brique et d’acier. Google, Facebook, Twitter, LinkedIn, ou encore Airbnb, ces pontes de la technologie américaine ont fait de Dublin un miroir de la Silicon Valley européenne. Ces géants de la tech n’ont pas été attirés par le charme de la zone portuaire, mais plutôt par le régime fiscal irlandais. Avec l’impôt sur les sociétés le plus bas de la zone euro (12,5 % contre 25,7 % en moyenne), les entreprises profitent de cet écart pour y localiser leur siège social européen – et donc leurs bénéfices.
« L’appartenance est une chose, l’intégration en est une autre », insiste l’eurodéputé Barry Andrews, membre du Fianna Fáil, parti de centre-droit irlandais. L’élu fustige toute tentative d’harmonisation fiscale européenne. Il désigne d’un revers de main les étendues de start-up et multinationales derrière l’écran de verre de son hôtel. Elles fleurissent entre les mouettes et les grues, dans le quartier aux airs de paradis fiscal. «Nous ne sommes pas les seuls à manquer d’appétit» pour l’approfondissement, se rassure le député Barry Andrews. Faute d’unanimité, un projet de taxe européenne sur les géants du numérique a été rejeté en mars 2019. L’Irlande avait eu la Suède, le Danemark et la Finlande, pour alliés dans la défense du statu quo fiscal.
L’Irlande n’a jamais été un pays fédéraliste »
Francis Jacobs, ancien membre du Parlement européen et chercheur
Derrière son épaisse moustache et son béret irlandais, Liam Katt plisse les yeux. Avec le départ du Royaume-Uni, lui craint que son pays se retrouve isolé dans ce combat. Hors de question d’envisager une armée commune de défense comme le propose le président français Emmanuel Macron. «L’UE est comme une famille, avec ses disputes et rivalités, mais elle doit rester soudée en respectant les opinions de chacun.» Le principe de neutralité est primordial pour l’Irlande, qui refuse d’être membre de l’OTAN.
«L’Irlande n’a jamais été un pays fédéraliste, tempère Francis Jacobs, notre attachement à l’Europe est très pragmatique». L’europhilie du pays a ses limites. Les traités de Nice et de Lisbonne ont été rejetés par voie de référendum en 2001 et 2008. Quand il est question d’approfondissement, l’île s’abrite derrière ses remparts. Son pays, le chercheur le perçoit comme «nationaliste pragmatique». Jouer la carte de l’approfondissement après le Brexit serait une mauvaise stratégie. «En affaiblissant les atouts irlandais, le risque serait de produire un réflexe anti-européen. Un comble pour le pays le plus europhile de l’Union !»
Travail encadré par Hervé Amoric, Cédric Molle-Laurençon, Jean-Marie Pottier et Cédric Rouquette