Reportage réalisé à Dublin (Irlande).
Après avoir été décisives dans le référendum sur l’abrogation du huitième amendement de la Constitution irlandaise interdisant l’avortement le 25 mai 2018, les féministes irlandaises relèvent les nombreuses limites de la réglementation de l’interruption de grossesse.
Emma arbore fièrement ses pin’s, comme des médailles pour dénombrer ses participations aux manifestations pour l’abrogation du huitième amendement de la Constitution irlandaise dans les rues de Dublin. Ce principe constitutionnel mettait sur le même plan le droit à la vie du fœtus et celui de la mère, mais il permettait tout de même un recours en cas de «risque immédiat» pour la vie de la mère. Il a été abrogé par référendum en mai 2018.
Militante au sein de la campagne pour l’abrogation, la militante féministe de vingt-sept ans travaille habituellement dans la finance. Cet après-midi, elle distribue des pulls floqués il y a un an pour la campagne référendaire: «REPEAL», « abrogation ». «Nous avons franchi la première étape avec le oui au référendum, mais il reste tellement à faire pour débarrasser la loi de son héritage. Le combat pour l’avortement n’est pas fini!»
Ce 29 février, les mouvements Together for Yes et l’Abortion Rights Campaign ont décidé d’apporter leur soutien au référendum sur l’autorisation de l’avortement sur le territoire britannique d’outre-mer de Gibraltar. Il aura lieu le 19 mars. Ces femmes s’identifient à cette enclave qui est aussi un moyen, pour elles, de parler de la situation irlandaise. Emma n’hésite pas à étriller la loi ratifiée en 2019: «Un an après, il y a toujours des laissées pour compte et ce n’est pas admissible.» Un constat partagé par les féministes et appuyé par différents témoignages alors que le système de santé public, chargé par la nouvelle législation, n’a toujours pas communiqué de chiffres sur l’accès à l’avortement.
Au sein du centre irlandais pour les droits de l’Homme, Neasa Candon travaille sur le droit international relatif aux migrants et aux réfugiés. Comme 72,1% des Irlandaises, elle a soutenu la campagne pour l’abrogation. «La situation s’est généralement améliorée avec la légalisation, puisque l’avortement est désormais possible “pour quelque raison que ce soit” jusqu’à douze semaines, assure-t-elle avant d’apporter des nuances. Toutefois, il existe un certain nombre d’obstacles à l’accès aux soins de santé.»
Parmi ces obstacles, elle cite «notamment la limite d’attente de trois jours» entre la première consultation et l’avortement. Cette disposition est censée instituer «un délai de réflexion» en cas de rétractation avant l’acte médical et est vécue comme une «infantilisation» par certaines femmes. Elle signale aussi «le manque d’accès aux médecins non objecteurs de conscience dans les zones rurales, les complications supplémentaires pour les personnes handicapées et les problèmes persistants pour les femmes migrantes.»
Kim, elle, constate qu’une partie des 3000 à 4000 Irlandaises qui, devant l’illégalité de l’avortement, étaient amenées à voyager chaque année pour bénéficier de ces soins, sont toujours obligées de le faire. Âgée de vingt-cinq ans, toute de noire vêtue, elle brandit sa bannière avec le même slogan qu’il y a un an: «Prises entre le marteau et l’enclume… ne forcez pas les gens à voyager pour se faire soigner.»
Un sujet encore tabou
Ailbhe Smyth, elle aussi, a contribué à «l’énorme victoire» du oui, dernier succès en date pour une militante qui a vécu, comme ses partenaires de lutte, cette opposition comme une tension psychologique permanente. Selon Ailbhe Smyth, les militants anti-IVG se montrent encore très offensifs devant les cliniques et s’inscrivent dans une guerre des nerfs. «Ils n’hésitent pas à montrer des photos de fœtus et d’embryons et à accuser femmes et médecins d’être des criminels, témoigne la co-directrice du mouvement Together for Yes. Les femmes font face à une pression hors norme.» Ces tensions sont prises très au sérieux par le Conseil national des femmes d’Irlande (NWCI), une organisation non-gouvernementale, qui a demandé à Simon Harris, ministre irlandais de la Santé, de prévoir des zones sécurisées autour des cliniques.
«Les militants anti-avortement s’approprient l’appellation “pro-vie” et affirment que l’avortement met “fin à la vie de bébés ou d’enfants à naître”, commente Ailbhe Smyth. Nous défendons aussi la vie, celle des femmes.» La bataille pour l’avortement a aussi lieu autour des mots. «Nous faisons très attention à ne pas reprendre les termes de l’opposition et à ne pas relayer leur message, affirme Mathilde, Française qui a participé aux différentes manifestations irlandaises. Ça serait leur donner de l’importance.» Dans le même esprit, l’Abortion Rights Campaign a publié un guide pour tordre le cou à «la désinformation, aux idées fausses et aux mythes autour de l’avortement.» Il préconise de privilégier d’utiliser l’expression «femme enceinte» plutôt que celui de «mère» ou encore de préférer «délai d’attente obligatoire» au détriment de «période de réflexion» qui représenterait un «obstacle aux soins de santé nécessaires.»
Un accès inégal à l’avortement et encore pénalisé
Si ces cliniques sont sous tension, c’est aussi parce que le personnel compétent et disponible reste assez rare. La formation du personnel médical n’a toujours pas changé. Les médecins en exercice sont 85% à faire valoir l’objection de conscience autorisée par la loi. «Certains autres médecins ont décidé de ne pas s’afficher de peur de représailles», ajoute Ailbhe Smyth.
Dans le hall d’entrée de l’université Trinity de Dublin, une dizaine d’étudiantes destinées à devenir infirmières ou sages-femmes s’attèlent aux révisions. Toutes ont voté pour l’abrogation, mais elles restent perméables aux arguments des militants anti-IVG. Une seule d’entre elles exprime son ressenti devant cette question sociale. «Je n’ai rien contre les personnes qui font ça mais personnellement, je ne pourrai pas le pratiquer, précise Lauren, vingt ans, étudiante en troisième année. Cela doit être une expérience difficile de mettre fin à la vie d’un enfant», conclut-elle sans manifestement se rendre compte qu’elle adopte les éléments de langage des militants anti-avortement. Légalisée dans un pays où 78,3% des habitants se revendiquent catholiques, l’avortement demeure «un sujet très sensible» selon le conseil irlandais pour les libertés civiles.
Pour les non-Irlandaises, l’accès à ce droit est encore plus restreint. Elles ne bénéficient pas de la gratuité des soins et la limite de douze semaines pour avorter pénalise ces femmes qui ne peuvent pas contourner la loi en voyageant à l’étranger. «Le traitement des demandes de visa prend beaucoup de temps en Irlande, critique Neasa Candon. Selon la nationalité du demandeur, il peut prendre entre deux et dix semaines, ce qui constitue un énorme problème lorsque l’on voyage pour un avortement. Pour l’instant, il n’existe pas de remède aux problèmes rencontrés par les femmes migrantes. Le gouvernement considère que la « question de l’avortement » est terminée depuis que nous avons une législation.»
Selon elle, certaines femmes se voient obligées d’importer illégalement des pilules abortives et se retrouvent donc exposées à quatorze ans de prison, une peine héritée du huitième amendement de la Constitution pour les avortements illégaux. La même sanction est prévue pour les médecins qui se risqueraient à pratiquer l’avortement sur des patientes enceintes de plus de 12 semaines.
L’incertitude des ajustements prévus avant 2022
Aengus O’Snodaigh, député et porte-parole du parti nationaliste d’opposition Sinn Féin, affirme que ces carences sont issues d’une rédaction de la loi bâclée. «La loi sur l’avortement présente des insuffisances tant sur le droit à l’avortement que sur l’accès à la contraception. Il y a encore beaucoup de travail à faire». Le manifeste de son parti, qui faisait office de plate-forme pour les élections générales de janvier 2020, promet de «veiller à ce que toutes les maternités aient accès au dépistage des anomalies fœtales, avec le personnel et l’équipement nécessaires», sans donner plus de précision.
Le gouvernement avait anticipé ce besoin d’aménagements mais entend se donner plus de temps. L’article 7 prévoit que «le ministre doit, au plus tard trois ans après le vote de la loi, procéder à un examen du fonctionnement de la loi. Cet examen facilitera le contrôle du fonctionnement de la législation dans la pratique. » Certaines femmes, comme Neasa Candon, ne souhaitent pas attendre ce délai et entendent bien «changer la donne».
Encadré par Audrey Parmentier et Cédric Rouquette.