Sport numéro un en Irlande et entièrement amateur, le football gaélique tente de résister aux sirènes du sport business, grâce à son ancrage dans la société et au poids des traditions.
En plein milieu d’un parc de l’est de Dublin, un dimanche matin, deux équipes de quinze joueurs s’affrontent sous les regards d’une centaine de personnes. Aux deux extrémités du terrain, des poteaux de rugby dont la moitié inférieure est ornée de filets. Pourtant, ce n’est pas du rugby: aucun plaquage, un ballon rond. Ni du football: les joueurs ne taclent pas et ont le droit de jouer au pied ou de dribbler le ballon à la main. Une équipe marque un point lorsque le ballon passe au dessus de la barre transversale et trois points lorsqu’il rentre dans la cage. Bref, un drôle de mélange entre le rugby, le football et le handball: le football gaélique.
«Ici, il n’y a qu’un seul football : le gaélique.» Paul, président du club de Erins Isle, situé dans le nord-ouest de Dublin, donne tout de suite le ton. Sport le plus pratiqué en Irlande, le football gaélique reste pourtant entièrement amateur. Même au plus haut niveau, les joueurs ne perçoivent pas de salaires et sont seulement indemnisés de leurs déplacements pour se rendre aux entraînements et aux matchs. Les membres de l’encadrement des clubs, eux, sont tous volontaires. Pas question non plus de transferts exorbitants ou de tribunes séparées entre les supporters de chaque équipe. Un statut à part qui, à l’ère du sport spectacle, est profondément lié à la tradition irlandaise.
1,5 million de spectateurs chaque année
«Presque chaque ville et village du pays possède son propre siège de la GAA (Association athlétique gaélique)», peut-on lire sur le site de l’institution l’institution qui chapeaute l’ensemble des sports gaéliques en Irlande. On compte plus de 2 200 clubs parmi les 32 comtés qui composent le pays. «Si on regarde Dublin, le football gaélique n’a jamais été aussi populaire aujourd’hui. Même constat dans les autres villes du pays», observe Paul Rouse, professeur d’histoire du sport à l’université de Dublin (UCD).
Selon une étude réalisée par Ipsos MRBI, le football gaélique est le premier sport en Irlande en termes de nombre de spectateurs. Chaque année, les 32 comtés d’Irlande sélectionnent les meilleurs joueurs au sein de leurs clubs, à la manière d’une équipe professionnelle. Les comtés s’affrontent ensuite pendant les mois d’été dans le cadre des All Irelands, le principal championnat du pays. Les meilleures équipes se retrouvent pour les phases finales à Croke Park, à Dublin, qui accueille l’événement depuis 1885. Chaque année, 1,5 million de personnes viennent assister à un match des All Irelands. Un engouement qui se vérifie aussi à la télévision : la finale opposant les comtés de Dublin et de Kerry en 2019 a été l’événement sportif le plus regardé de l’année.
Aux alentours du stade, situé à Jones Road dans le nord de Dublin, l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale irlandaise, de petites maisons de briques rouges bordent des rues presque désertes. «GAA : là où l’histoire et l’espoir trouvent leur place», lit-on sur une immense pancarte placardée sur un pont. Une ambiance qui détonne avec celle des jours de match puisque Croke Park peut accueillir jusqu’à 82 300 spectateurs, faisant de lui le troisième plus grand stade d’Europe, après le Camp Nou (Barcelone) et Wembley (Londres). Il est devenu le haut-lieu des jeux gaéliques (football, hurling, camogie et handball gaélique) lors de la création de l’Association athlétique gaélique, en 1884. À l’époque, les objectifs de l’organisation sont clairs : promouvoir les jeux irlandais traditionnels tout en éradiquant les jeux dits «étrangers», en particulier ceux originaires de Grande-Bretagne, dont… le football.
Un terrain, une église : jamais l’un sans l’autre
«La GAA a surtout été créée en opposition à la culture britannique, qui voulait s’imposer en Irlande. C’était une manière de lui résister», explique l’historien Paul Rouse. Le site de la GAA donne d’ailleurs le ton : «L’objectif fondamental de l’Association est de renforcer l’identité nationale.» «Mais ça n’a pas été le seul facteur : il faut aussi prendre en compte la révolution globale du sport à cette période. De nombreux sports étaient alors en développement partout dans le monde.»
La religion a aussi permis de façonner le football gaélique et de le rendre aussi puissant malgré son statut amateur. Il suffit de marcher seulement quelques mètres depuis le terrain d’Erins Isle pour tomber sur une église. «La paroisse est impliquée historiquement. Les terrains ne sont jamais très éloignés d’une église catholique et souvent au centre du village», fait remarquer Stéphane Jauny, consultant pour la chaîne sportive Fox Sport. «Si on regarde bien les noms des clubs, ils ont souvent une consonance catholique.» Rien qu’à Dublin, plusieurs noms de clubs débutent par «Saint»: St Brigids, St Finians Newcastle, St James Gaels, St Marks…
Brian Delaney, secrétaire du Clanna Gael Fontenoy Club, se montre pourtant agacé par cette question religieuse. Il en est certain: ce n’est pas parce qu’on est protestant qu’on ne joue pas au football gaélique. «La religion ne me définit pas et elle ne justifie en aucun cas mon appartenance au GAA», insiste-t-il.
Jouer à Croke Park : un rêve de gosse
Installé sur une chaise en bois à l’intérieur du club house, Paul arbore fièrement sur sa veste le logo de son club, Erins Isle. Sur les murs, des photos et une dizaine de coupes. «Vous savez, tous les enfants irlandais rêvent de pouvoir un jour fouler la pelouse de Croke Park», raconte le président, en pointant du doigt l’un d’entre eux.
En 2019, Neil Mattew, l’un des joueurs du club, a perdu en finale avec le comté de Dublin à Croke Park dans la catégorie moins de 20 ans. «L’ambiance dans le stade est folle, et peut même se révéler très stressante», raconte le jeune milieu défensif aux cheveux blonds. «C’est un rêve de gosse qui se réalise. Je continue de travailler pour un jour intégrer l’équipe sénior de mon comté. C’est l’étape ultime.» «C’est plus qu’un sport, c’est une tradition. Tu ne joues pas pour toi, mais pour ton village, ta communauté, ton comté, dans une ambiance très familiale. C’est grâce au côté amateur», s’enthousiasme Neil.
Certaines familles jouent au football gaélique depuis des décennies. C’est le cas de celle de Stephen Barker, président du Derry GAA. «Nous étions six frères et soeurs et on jouait tous au football. Nos parents nous ont transmis cette passion», décrit l’homme de 33 ans. Désormais, c’est à son tour de faire perpétuer la tradition : ses deux petites filles jouent toutes les deux au football, et sa femme est également coach d’une équipe. «C’est plus qu’un sport, le football. Je suis clairement fier de son esprit et de ce qu’il nous apporte en tant qu’individu», déclare-t-il.
En dehors de la famille, l’école participe pleinement à la transmission de cet héritage. Pour attirer de nouveaux licenciés, la GAA n’hésite pas à mettre à disposition des clubs des agents. Ces derniers se rendent dans les écoles afin de promouvoir le football gaélique auprès des enfants. Plus de 90 % des établissements ont recours aux services de la GAA. «Avec toutes les tentations qu’ont les enfants aujourd’hui – playstation, Fortnite – la GAA fait en sorte de rendre les sports gaéliques attractifs. On veut être une force positive pour eux et leur transmettre de bonnes valeurs», explique Ronan Gallhager du Clontarf GAA Club, dans l’est de Dublin.
La GAA est aussi présent dans les programmes scolaires. De la maternelle à l’école primaire, on s’initie aux jeux gaéliques, décrits par la fédération comme «une coutume traditionnelle et vitale depuis de très nombreuses années».
En Irlande du Nord, dans l’ombre du football
De l’autre côté de la frontière, en Irlande du Nord, une des quatre nations du Royaume-Uni, c’est une toute autre histoire. «Dans le nord, ce sont surtout les catholiques qui jouent, les protestants sont plus en retrait», explique l’historien Paul Rouse. La pratique de ce sport n’est pas la bienvenue dans les écoles protestantes, où elle est devancée par celle du football. À Londonderry, deuxième ville la plus peuplée du pays, le Derry GAA Club évolue dans l’ombre de son homologue côté « soccer », le Derry City Football Club. Ironie du sort: les deux stades se situent dans la même rue, au sein du Bogside, quartier catholique de la ville.
Malgré ces divergences entre les deux Irlandes, un sujet fait bien l’unanimité: le statut amateur du football gaélique. Interrogés sur une possible professionnalisation dans les années à venir, les passionnés de ce sport n’y sont pas du tout favorables. «Si on commence à payer les joueurs, ça enlèvera la marque de fabrique du sport, celle qui le rend si unique en Europe», fait remarquer Brian Delaney, secrétaire du Clanna Gael Fontenoy club. Même constat chez le président du Derry GAA, qui craint les conséquences perverses de l’argent dans le sport: «J’espère qu’il ne deviendra jamais professionnel, à cause de la mentalité».
En attendant, l’institution continue son travail pour préserver l’identité du football gaélique. Depuis longtemps, la GAA interdit aux stades de football gaélique d’accueillir des sports non gaéliques. Sauf Croke Park qui, depuis 2007, échappe à la règle commune. Une première entorse aux traditions.
Travail encadré par Catherine Legras, Cédric Rouquette, Delphine Veaudor et Jean-Marie Pottier.