Reportage réalisé à Dublin (Irlande)
Loyers exorbitants, accès à la propriété impossible, arrivée de nouveaux habitants… A Dublin, les membres des communautés locales voient peu à peu leur mode de vie changer et sont contraints à envisager le départ.
«Je vis ici. Comme mon père et son père avant lui. Mes enfants, eux, je ne sais pas.» L’avenir que Simon*, un habitant du quartier de Ringsend, dans l’est de Dublin, imaginait pour son voisinage et sa descendance semble de plus en plus hors de portée. La même angoisse est palpable lorsqu’on s’engouffre dans le centre même de la capitale irlandaise. «On voit de plus en plus de gens partir, ça coûte beaucoup trop cher ici!», témoigne Mariam, une commerçante emmitouflée dans sa longue doudoune noire. Dans ces deux zones, flotte le sentiment que la communauté locale est en danger. Avec la crise financière de 2008 et l’arrivée des multinationales sur son sol, Dublin s’est peu à peu gentrifiée. Les loyers se sont envolés avec les prix de l’immobilier, propulsant la ville en deuxième position (derrière Londres) sur le podium des villes les plus chères d’Europe.
Cette ville dont l’histoire est intimement liée à la classe ouvrière se gentrifie peu à peu. Traditionnellement, on vivait dans le quartier où l’on travaillait – par exemple, les environs des docks pour l’industrie portuaire – , ce qui créait des communautés soudées. Aujourd’hui encore, les vestiges de ces micro-sociétés demeurent. On vit comme en famille, on fréquente la même paroisse, on commande le même Irish breakfast au café du coin de la rue, on fait face ensemble à la hausse des prix des logements.
«J’aime Ringsend, mais Ringsend ne m’aime plus»
Pour rejoindre le quartier résidentiel de Ringsend, il faut traverser les docks. Les immeubles aux vitres fumées s’accumulent, flanqués des logos de Google, Airbnb ou encore Amazon. Le paysage urbain ne laisse aucun doute, nous sommes bien en Irlande. Mais derrière les façades de briques rouges des maisons et les sourires caractéristiques de l’hospitalité irlandaise, dans ce quartier où le fleuve de la Liffey laisse place à la mer d’Irlande, se loger à un prix décent est devenu un défi.
«J’aime Ringsend, mais aujourd’hui Ringsend ne m’aime plus. Ce ne sont pas les gens le problème, c’est que ce quartier n’est plus fait pour la classe moyenne.» Quitter cette communauté, c’est l’idée qui commence à trotter dans la tête d’Eimear McCormack. A 37 ans, elle travaille dans le marketing et vit ici depuis une dizaine d’années. Membre active du club d’aviron local, cette femme dynamique est locataire. «Je vis dans un appartement de deux chambres et je paye 2 500 euros par mois pour moins de 60 mètres carrés.» Le loyer moyen dans le South Side (partie située au sud du fleuve) etait de 2 170 euros au quatrième trimestre 2019, indique le rapport de daft.ie (principal site sur l’immobilier) en date du 6 février 2020 – à l’échelle nationale, la moyenne était de 1 402 euros.
A quelques kilomètres de là, un autre quartier populaire, les Liberties, est aussi en proie à l’inflation immobilière. Dans cet ancien quartier ouvrier où la majorité de la population travaillait pour Guinness et dans les distilleries de whiskey, le montant mensuel d’un appartement pour une personne est en moyenne de 1 741 euros. Pour une maisonnette de deux chambres, il faut compter 1 967 euros. «Qui peut se permettre ça?, souffle Eimear. En tout cas pas les gens qui vivent ici.» Une raison suffisante pour qu’elle envisage son départ, comme d’autres avant elle.
Pourtant Dublin a été classée en 2016 comme «rent pressure zone», un espace où l’augmentation des loyers est légalement plafonnée à 4 % par an. Ce «label» est attribué aux villes dont le taux annuel d’inflation des loyers a été de 7 % ou plus durant deux années consécutives. Pour Orla Hegarty, professeur d’architecture à l’University College of Dublin (UCD), «4 % par an ça reste énorme. Surtout quand on pense que les loyers ont commencé à augmenter bien avant 2016».
40m2 pour 325 000 euros
L’accès à la propriété n’est pas non plus à la portée de tous. Eimear s’y est vite cassé les dents. Il y a quelques semaines, elle s’est intéressée à une petite maison située à quelques minutes à pied de son logement actuel: «2 chambres, une minuscule terrasse». Prix de mise en vente : 385 000 euros. Elle décide de tenter le coup. «A peine me suis-je renseignée, c’était déjà presque 450 000 euros, s’agace-t-elle entre deux gorgées de café. Je me retrouve hors des critères pour acheter.»
Le désespoir immobilier des Dublinois a même donné lieu à la création d’un compte instagram dont le contenu fait rire d’agacement les habitants de ces quartiers. @crazyhouseprices compare les prix des maisons de la capitale avec le reste du pays: pour 325 000 euros, on peut s’offrir à Ringsend une petite maison de 40 mètres carrés; pour le même prix, dans l’ouest du pays, une maison de six chambres avec un hectare de terres et un petit bateau pour naviguer sur le lac Lough Derg. Une perspective qui peut donner envie de plier bagage pour s’installer dans la campagne irlandaise.
Des hôtels et des étudiants
Des maisons pour la population locale, c’est le combat de Tina MacVeigh. Cette élue de la circonscription de Dublin 8, où se trouve le quartier des Liberties, appartient au parti de gauche People Before Profit. Manteau bleu électrique, baskets aux pieds et cheveux blonds ébouriffés par le vent, elle s’est jointe à la dizaine d’étudiants qui manifestent ce jour-là à Trinity College contre la hausse des loyers, son cheval de bataille. Une guerre de tous les jours qui lui laisse à peine le temps de déjeuner en paix. C’est donc dans un café-restaurant du centre ville qu’elle accepte de répondre à quelques questions. «Ici, le problème c’est les hôtels et les foyers étudiants. Ils en construisent en permanence, déclare-t-elle tout en avalant une soupe et une salade composée. Or, ce que les gens veulent, ce sont des maisons à un prix accessible.» Pour la seule zone des Liberties, on compte sept hôtels, déjà construits ou dont la construction a été approuvée, pour répondre à l’augmentation de la fréquentation touristique (+ 7 % entre 2017 et 2018). Sur Thomas Street, l’artère principale du quartier, là où trône aujourd’hui une salle de concert, est ainsi prévue la construction d’un établissement de 185 chambres. L’année dernière, la conseillère a manifesté avec les habitants contre ce nouveau projet et pour réclamer des logements, en vain. Une énième défaite qui symbolise le malaise des habitants de la communauté.
Il existe pourtant de nombreux projets de développement de logements dans la zone. Au total, ce sont environ 3 000 nouvelles maisons et appartements – presques tous privés – qui devraient être construits dans les prochaines années sur différents sites. Pas de quoi rassurer la conseillère MacVeigh. «Ils construisent, oui, mais pour la location et les loyers vont être démesurés par rapport à ce que peuvent se permettre les gens d’ici.»
«On n’a plus l’impression d’être chez nous.»
Mariam travaille dans la boutique The D8 Arcade depuis «très… très longtemps». Situé dans la rue commerçante de Meath Street (au coeur des Liberties) où se succèdent salons de thé et boutiques fourre-tout, son magasin vend des vêtements à petit prix, mais fait aussi office de salon de coiffure. Postée à l’entrée, elle est une observatrice directe des changements à l’oeuvre: «Les nouveaux, ils passent, ils disent bonjour, mais on ne les intéresse pas vraiment. D’ailleurs, on ne les connaît même pas. Au final, il n’y a pas beaucoup de mélange», constate-t-elle. «On n’a plus l’impression d’être vraiment chez nous», renchérit son amie, installée sur un fauteuil zébré qui peine à se maintenir en un seul morceau.
«Dans ces deux quartiers [les Liberties et Ringsend], Il y a une population de plus en plus transitoire», précise Orla Hegarty. Le rapport 2019 du Conseil municipal sur le logement étudiant montre que 79 % des jeunes dans les résidences de la capitale viennent de pays étrangers et payent environ 250 euros par semaine. A Ringsend, au fur et à mesure des années, l’industrie portuaire, qui employait les gens du coin, s’est réduite et a fini par laisser place aux multinationales attirées par un système fiscal avantageux. Les sièges sociaux ont jailli du sol, amenant avec eux une nouvelle classe de travailleurs plus fortunés. «La vie n’est plus pareille, regrette Eimear McCormack, habitante du quartier. C’est en train de devenir une ville-dortoir. Les riches, qui n’en n’ont rien à faire de cette communauté, viennent y dormir après le boulot et leur sortie dans le centre-ville.»
«Une forme de lassitude»
L’agacement est unanime à Ringsend. Mais dans les Liberties, on en trouve tout de même certains qui voient dans le changement un élan positif. Dans un nouveau café branché situé entre la distillerie de whiskey Telling et un bâtiment en chantier qui accueillera bientôt des bureaux, Kieran Rose, ancien urbaniste pour le gouvernement, ne partage pas l’idée d’un désastre: «La question du logement est certes essentielle, mais l’ensemble des changements sont positifs, se réjouit celui qui vit à quelques pas. Le quartier devient plus dynamique, plus joli, il y a de nouveaux commerces et tout de même de nombreux logements sociaux». La modernisation est accompagnée d’un programme d’investissements du conseil municipal de Dublin: «Une série de projets pour renouveler les paysages de rue historiques et développer de nouveaux espaces publics, augmenter l’espace arboré et fournir de nouveaux parcs et équipements», se félicite-t-on sur le site libertiesdublin.ie qui dépend du conseil municipal.
Pour Tina MacVeigh, ces avis à contre-courant ne reflètent pas le sentiment général de «lassitude»: «Les gens se sont beaucoup mobilisés mais ils ont l’impression de perdre à chaque fois». A Ringsend, on se réjouit pourtant d’au moins une petite victoire. Entre 2006 et 2019, les habitants ont milité pour la construction de logements abordables pour la communauté sur un site en développement. En 2019 , An Bord Pleanala (une cour d’appel sur le projet d’infrastructures), a statué en leur faveur: sur les 8 000 appartements et maisons qui devraient être construites sur le site, 900 seront des logements sociaux ou abordables. Une dernière étape reste à passer, l’accord commercial pour la construction devant être approuvé par le ministre du logement.
C’est l’un des rares «presque succès» pour les Dublinois alors que le pays peine à sortir de la crise immobilière. Ces petites classes moyennes et populaires qui peuplent les blocs d’appartements et les petites maisons de briques rouges espèrent plus ou moins timidement que la percée du Sinn Fein – parti de gauche, héritier des indépendantistes irlandais – rétablira un peu de «justice sociale» et empêchera les communautés comme les leurs de sombrer.
*Le prénom a été modifié
Travail encadré par Catherine Legras, Jean-Marie Potier, Cédric Rouquette, Delphine Veaudor.