Reportage réalisé à Dublin (Irlande)
Durant plus de 200 ans, l’Église irlandaise a réduit en esclavage des femmes dans des blanchisseries gérées par des congrégations religieuses. Aujourd’hui, les familles de victimes se battent pour obtenir des réparations.
La porte d’entrée, massive, est ornée d’une sculpture noircie représentant la Vierge Marie et Jésus. Autour, des croix en pierre et l’inscription «Monastery of our Lady of Charity of refugee». Rien, sur cette bâtisse de pierre et de briques orange en face de l’église Notre-Dame-de-Lourdes, au centre-ville de Dublin, ne laisse penser que, durant plus de deux siècles, des femmes y étaient réduites en esclavage par l’Église avec le soutien de l’État. Pas de plaque, pas de mémorial, simplement une pantoufle rose d’enfant suspendue par un ruban au barreau d’une fenêtre sur Sean McDermott Street.
Jusqu’en 1996, ce bâtiment abritait une des Magdalene Laundries, ou «blanchisseries de la Madeleine»: un des couvents tenus par la congrégation des Sœurs de la Charité dans lequel des femmes ont travaillé gratuitement toute leur vie. Angelina Collins était l’une d’elles. Renommée Angela à son arrivée, elle a vécu dans la blanchisserie de Saint Vincent, à Cork, au sud de l’Irlande. «Ma grand-mère a passé vingt-sept ans dans la blanchisserie. Elle n’a jamais pu en sortir et a été enterrée dans une fosse commune», raconte sa petite-fille, Laura Angela Collins. Trente-deux ans après son décès, la famille d’Angelina tente toujours d’obtenir des réparations.
Il existait dix Magdalene Laundries à travers l’Irlande et toutes partageaient le même but: punir les femmes de leurs péchés, principalement des grossesses hors mariage, mais aussi parfois le fait d’avoir été simplement jugées «trop attirantes» ou «trop sensuelles» par l’Église. A leur arrivée, leur prénom était changé, leurs cheveux rasés et elles devenaient des «pénitentes». Au total, elles sont 30 000 à être passées par ces blanchisseries entre 1756 et 1996, date à laquelle le dernier établissement a fermé.
Angelina Collins, la grand-mère de Laura, appartenait aux Irish Travellers, une communauté nomade irlandaise discriminée. Elle fut dénoncée à un prêtre à l’âge de trente ans, car mère de deux enfants nés hors mariage. Sa fille aînée, Margaret, alors âgée de quatorze ans, était enceinte. A son arrivée, Angelina a été séparée de ses filles. «Margaret a été envoyée dans une autre blanchisserie, celle de Sunday Wells, dans la banlieue de Cork. Ma mère, Mary, avait seulement deux ans. Elle est passée devant un tribunal qui a décidé qu’elle irait dans une école industrielle», raconte Laura.
Ces écoles industrielles étaient des institutions catholiques qui accueillaient des orphelins, des enfants illégitimes, des délinquants mais aussi les enfants des blanchisseuses. En 2000, une commission d’enquête sur les mauvais traitements infligés aux enfants est mandatée par l’État. Son rapport, publié en 2009, fait état des nombreux abus perpétrés dans ces institutions : «Attentats à la pudeur», «climat de peur», «terreur quotidienne», mais aussi abus sexuels.
«Je n’ai pas le souvenir d’un seul jour où je n’ai pas été battue.»
Mary, ancienne pensionnaire d’une école industrielle.
Jusqu’à ses 18 ans, Mary a fait partie des enfants maltraités dans ces écoles. «Je n’ai pas le souvenir d’un seul jour où je n’ai pas été battue», témoigne-t-elle dans le rapport de 2009. «Une nonne me versait des pots d’urine sur la tête quand je dormais car je ronflais. Quand je me réveillais, elle me rappelait que j’étais sale et que j’allais finir comme ma mère. Elle m’attachait à une table, nue, et m’étouffait avec un coussin.»
Caelainn Hogan est journaliste et autrice de Republic of Shame («La république de la honte», inédit en français) un ouvrage dans lequel elle revient sur le rôle de l’État dans le fonctionnement des blanchisseries. Elle explique à quel point blanchisseries et écoles industrielles formaient un véritable système. «Les femmes travaillaient dans les blanchisseries, leurs enfants allaient dans les écoles industrielles. Et quand leurs filles avaient l’âge de travailler, elles allaient à leur tour dans les blanchisseries.» Un cercle vicieux duquel certaines sont parvenues à s’échapper, comme Margaret Collins, qui a fui en Angleterre avant de se suicider.
Depuis quelques années, des efforts sont faits pour reconnaître les crimes de l’Église et la complicité de l’État irlandais. L’association Justice for Magdalene Research a porté l’affaire devant le Comité des Nations-Unies contre la torture en 2011, qui a enjoint au gouvernement irlandais d’enquêter sur cette affaire. En 2013, était publié le rapport McAleese, du nom du sénateur Martin McAleese qui présidait la commission d’enquête. Il démontre une «importante» collusion de l’État dans le fonctionnement des blanchisseries.
Forger l’identité catholique irlandaise
A partir de 1921, au sortir de la guerre d’indépendance, les liens entre l’État et l’Église se resserrent. L’État commence à financer les blanchisseries en ayant recours à leurs services pour laver le linge des hôpitaux. Pour James Gallen, professeur de droit spécialiste de la justice transitionnelle, ces blanchisseries étaient surtout «un moyen de contrôler la population» et de «forger l’identité irlandaise comme une nation catholique».
A la publication du rapport McAleese, le Premier ministre de l’époque, Enda Kenny, a présenté des excuses publiques aux victimes des blanchisseries. Une prise de conscience politique qui a permis à certaines victimes d’obtenir des réparations financières. Même si, pour Laura, «ces excuses publiques de 2013 ne signifient rien, c’était seulement pour rassurer le public». Et de fait, les congrégations responsables des blanchisseries n’ont jamais été poursuivies.
« Les excuses publiques ne signifient rien. »
Laura, fille et petite-fille de victime.
Après quelques années dans la blanchisserie de Saint Vincent, Angelina Collins est tombée enceinte de sa troisième fille, «Baby» Bridget. «Ils l’ont forcée à faire adopter Baby Bridget. Durant cinq ans, elle a refusé de signer les papiers d’adoption, jusqu’à ce que les nonnes instrumentalisent Mary : elles disaient à Angelina que, si elle faisait adopter Bridget, elle aurait le droit de rendre visite à Mary à l’école industrielle», raconte Laura Angela Collins, qui dénonce un «chantage émotionnel».
En 1988, Angelina Collins décède d’un cancer des ovaires non-diagnostiqué. Elle est enterrée dans une fosse commune avec de nombreuses autres blanchisseuses. Aujourd’hui, sa famille se bat pour la faire transférer dans un cimetière mais le terrain appartient aux Sœurs de la Charité, qui refusent d’accorder l’exhumation.
Mary a pu obtenir une indemnité pour les abus subis au sein de l’école industrielle. Mais ce n’est pas le cas de la plupart des victimes de l’Église. «Quelques-unes y ont eu droit mais elle est très compliquée à obtenir. Les victimes doivent demander à l’Église une preuve du nombre d’heures travaillées, et de la date à laquelle elles ont quitté l’institution», explique Caelainn Hogan.
Ces réparations sont exclusivement financées par l’État. Caelainn Hogan explique que l’Église refuse de reconnaître sa part de responsabilité et continue de considérer ces blanchisseries comme des refuges pour femmes en détresse. «Un refuge où on appelle les femmes « pénitentes »», s’offusque-t-elle.
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Pratiquement impossible d’obtenir justice
Bien qu’Angelina Collins ait signé les papiers sous la contrainte, l’adoption de sa dernière fille est considérée comme légale. Mais il y avait aussi des adoptions illégales, dans le cadre desquelles les documents étaient falsifiés. Dans les deux cas, il est pratiquement impossible pour les familles d’obtenir justice.
Obtenir justice, c’est ce que tente de faire Elizabeth Coppin. De ses douze à ses vingt ans, cette septuagénaire a été employée dans une blanchisserie, d’abord à Cork puis à Waterford. Elle a déjà obtenu une réparation financière mais a porté plainte devant le comité de l’ONU contre la torture pour obtenir l’accès à son dossier médical et une reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État.
«C’est extrêmement important que les futures générations
soient au courant de ce qu’il s’est passé.»Caelainn Hogan, autrice de «Republic of Shame».
Car aujourd’hui encore, l’histoire des blanchisseries est mal connue, même si les vingt dernières années ont vu des réalisateurs britanniques, Peter Mullan et Stephen Frears, tourner deux films remarqués sur le sujet, Magdalene Sisters (2003) et Philomena (2014). Sociologue et cofondatrice de Justice for Magdalene Research, Claire McGettrick milite pour un meilleur apprentissage de cette partie de l’histoire irlandaise, qui ne fait pas partie des programmes scolaires : «Certains de mes collègues l’enseignent, mais de manière non-officielle». «C’est extrêmement important que les futures générations soient au courant de ce qu’il s’est passé, des abus de l’Église et de la complicité de l’État», ajoute Caelainn Hogan.
A ce jour, aucun musée n’existe pour raconter cette histoire. L’ancienne blanchisserie de Sean McDermott Street, à Dublin, devait être vendue à la chaîne hôtelière japonaise Toyoko Inn Co. Mais en 2018, le conseil municipal a voté contre le projet, et il est désormais prévu que ce bâtiment abrite un collège ainsi qu’un lieu de mémoire en souvenir de la blanchisserie. Il devrait ouvrir 2025, trente ans après la fermeture de la dernière blanchisserie.
Travail encadré par Audrey Parmentier, Cédric Molle-Laurençon, Delphine Veaudor et Jean-Marie Pottier.