Fractures

Belfast en stress post-traumatique

Reportage réalisé à Belfast (Irlande du Nord)

En Irlande du Nord, la guerre civile a laissé une partie de la population psychologiquement meurtrie. La nouvelle génération, née après les Accords du Vendredi saint, porte le lourd héritage de ses aînés.

Une douce lumière hivernale éclaire le salon de Paul Gallagher. Sur le sol en parquet se reflètent les rayons de soleil qui traversent le ciel chargé d’Irlande du Nord. Deux lévriers dorment sur les fauteuils en cuirs et lèvent la tête lorsque leur maître entre dans la pièce. L’atmosphère est désormais à l’image de l’homme qui habite cette maison dans le quartier de Lenadoon, dans l’Ouest de Belfast: sereine et paisible. «Ça c’est passé dans cette pièce» raconte Paul. En janvier 1994, alors qu’il a 21 ans, lui, ses parents, son frère et sa soeur, sont pris en otage par un groupe se faisant passer pour des membres de l’armée républicaine Irlandaise (IRA). L’un d’eux ouvre le feu dans la direction de Paul. Il perdra suite à cette attaque l’usage de ses jambes. Plus tard, il apprendra qu’il s’agissait de l’UDA (Ulster Defense Association), un groupe paramilitaire protestant et loyaliste. «J’ai été attaqué parce que je suis catholique», explique-t-il. Jamais lui ou un de ses proches ne s’est engagé d’une quelconque façon dans le conflit.

Paul Gallagher a perdu l’usage de ses jambes suite à une attaque menée chez lui par des loyalistes en 1994. © Jules Bedo

La guerre civile nord-irlandaise, pudiquement appelée ici les Troubles, a duré 30 ans, de 1968 à 1998. Les protestants, partisans d’une Irlande du Nord britannique, soutenus par l’armée et la police anglaise, ont affronté les catholiques, favorables à une République d’Irlande, indépendante de la couronne britannique. L’accord de paix du Vendredi Sait a mis fin au conflit, qui a fait 3500 victimes et près de 50 000 blessés.

Par la fenêtre de la dépendance créée et aménagée pour son fauteuil roulant, Paul Gallagher pointe du doigt la rue face en face de chez lui: «L’armée britannique occupait ce quartier. Il y avait des barrières partout.» À Lenadoon, comme dans beaucoup de quartiers en Irlande du Nord, les catholiques et les protestants vivent côte à côte. En 1972, Lenadoon a été le théâtre de violents affrontements entre les groupes paramilitaires loyalistes, l’armée britannique et l’armée républicaine irlandaise (IRA). 

Le conflit a laissé des cicatrices visibles. À quelques dizaines de mètres de la maison de Paul se trouve une stèle. Julie Livingstone, 14 ans, est tuée à cet endroit en 1981 d’une balle en plastique tirée par l’armée britannique. Plus de vingt as après la fin du conflit, «La peur est toujours présente, explique Paul, qui travaille désormais au Wave Trauma Center, un centre spécialisé dans l’accompagnement des victimes. La plupart des personnes ne comprennent pas pourquoi elles ressentent cela. Elles deviennent folles à force de ressasser ces événements. En étudiant le syndrome de stress post-traumatique, vous réalisez que ces réactions sont normales. La société a été traumatisée.»

La stèle à la mémoire de Julie Livingstone est placée à l’endroit où elle a été tuée. ©Jules Bedo

Le syndrome de stress post-traumatique est un fléau en Irlande du Nord. Selon l’Agence d’Irlande du Nord pour les statistiques, entre 1999 –un an après la signature du Good Friday Agreement– et 2018, 4937 personnes, tous âges confondus, se sont donné la mort. Il y a eu plus de morts par suicide depuis l’Accord du Vendredi saint que de morts sur l’ensemble des Troubles. Les 15-34 ans, soit les personnes nées juste avant et après le cessez-le-feu, représentent un tiers des personnes suicidées chaque année.

 

 Je ne pouvais pas compter sur ma mère.

Adain, 16 ans

Plusieurs travaux publiés par la Commission des victimes et des survivants soulignent un lien de cause à effet entre la guerre civile et ces vagues de suicides. En 2015, la Commission révèle que 71,5% de la population fait face à des troubles psychologiques mineurs. Elle précise que 28% de ces problèmes seraient directement liés au conflit. Sur une population de 1,8 millions d’habitants  cela représente 213 000 adultes.

L’étude, dirigée par l’université d’Ulster, souligne l’aspect transgénérationnel de ce traumatisme. Le parcours d’Adain, 16 ans, illustre l’impact du conflit sur la nouvelle génération: «Mes parents ont été très affectés par le conflit. Surtout ma mère. Elle est dépressive, c’est difficile de vivre ça au quotidien. Quand tu es jeune, tu dépends de tes parents. Je ne pouvais pas compter sur ma mère. J’ai dû me rattacher à d’autres personnes, comme mon frère, qui a été une figure parentale pour moi, d’une certaine façon.» Avant de rejoindre l’association Quaker, qui milite pour une meilleure prise en charge des troubles mentaux chez les jeunes, il affirme avoir connu des problèmes de drogue et tenté de mettre fin à ses jours. Plusieurs de ses proches se sont également donné la mort. 

Adain, 16 ans, a grandi dans un contexte familial marqué par les Troubles. ©Jules Bedo

Une étude publiée en 2010 par Ellen W Leen-Feldner et Matthew T Feldner  montre que des parents atteints de stress post-traumatique peuvent transmettre leurs symptômes à leurs enfants. Un rapport de l’école de psychologie de la Queen’s University à Belfast, supervisé par le docteur Bridgeen O’neil, démontre comment l’histoire moderne nord-irlandaise pèse sur les épaules des bébés du cessez-le-feu. «La culture du silence est terrible, déclare Neils Foster, chercheur à la Commission des victimes et des survivants. Au sein d’une même famille, on évite de parler de ce genre de problèmes. Après l’Holocauste, les victimes et leurs descendants ont ressenti de l’injustice, de la colère et un stress post-traumatique lié au génocide. Ce sont des choses que l’on retrouve en Irlande du Nord.»

Quotidien funeste

Belfast est une ville scarifiée. Dans les rues est affichée une campagne de sensibilisation présentant un jeune homme au visage tuméfié. Avec en accroche: «Les paramilitaires ne vous protègent pas. Ils vous contrôlent.» Les portails de séparation ferment toujours leurs portes à 18h30 et les «murs de la paix» –certains font plus de cinq mètres de haut– sont toujours debout. Sur Shankill Road, à l’intersection avec Argyle Street, un mur entier est consacré aux attaques à la bombe perpétrées par l’IRA, photos à l’appui.

Si le centre de Belfast a retrouvé un certain dynamisme, fait de bureaux, de cafés et d’activités culturelles, certains quartiers des classes populaires peinent à cacher leurs stigmates. À Ardoyne dans le nord de la ville, des centaines de petites maisons en briques rouge sont alignées. Certaines sont dans un état de délabrement avancé. Au détour des rues, on aperçoit des fresques à la gloire de l’IRA et des monuments en souvenir des combattants. «Si vous nous mettez à terre, nous nous relèverons et nous poursuivrons le combat», est-il écrit sur l’un d’entre eux. Ardoyne a connu de fortes tensions pendant la guerre civile. Aujourd’hui encore, des affrontements éclatent avec la police britannique lorsque l’été, le défilé des protestants –loyalistes–traverse le quartier, majoritairement composé de catholiques républicains.

À l’école primaire pour garçons Holy Cross, dont vingt-sept anciens élèves sont mort d’overdose ou par suicide ces vingt dernières années. ©Jules Bedo

Selon l’Agence d’Irlande du Nord pour les statistiques, sur les 102 personnes qui se sont suicidées à Belfast en 2018, quarante d’entre elles se trouvaient dans le nord de la ville. Ici, c’est un mal pernicieux. Patrick Copeland réside dans le quartier d’Ardoyne depuis quarante ans. Il pointe l’église Holly Cross en face de chez lui: «une nuit, un jeune homme est monté sur l’échafaudage adossé à l’église, lorsque le toit était en réparation. Il s’est pendu. Je l’ai vu mort.» Il s’agissait de Barney Cairns, dix-huit ans, en 2004. En 2011 Michael Cairns, le petit frère de Barney, se suicide à son tour, à dix-sept ans. 

À Ardoyne, les suicides et les mort liés à la drogue font partie du quotidien des habitants. En témoigne le décès de Deaghlan Cole, vingt-deux ans, mort d’overdose le 5 janvier dernier. Selon le site The Irish News, il était originaire de l’école Holly Cross, au coeur du quartier. Sur Facebook, Philipp J. McTaggart, coach en bien-être mental qui intervient régulièrement à Belfast auprès des communautés, a déclaré: «Sur les vingt-cinq dernières années, l’école primaire pour garçon d’Holly Cross a vu vingt-sept de ses anciens élèves mourir par suicide ou à cause de la drogue.»

Une campagne anti-drogues est affichée à Ardoyne. Jamie Burns (représenté ici) est mort d’overdose en 2016. ©Jules Bedo

«Ici, les jeunes sombrent dans le désespoir» résume Jim Bell, qui habite derrière l’église Holly Cross. Si le chômage est tombé à 2,4% fin 2019 en Irlande du Nord, Ardoyne fait parti de ces poches de pauvreté toujours présentes dans le pays. Un rapport des services de l’Assemblée d’Irlande du Nord de 2018 montre les carences présentes dans le pays. Belfast et ses quartiers populaires arrivent en tête dans presque tous les domaines. Accès à l’éducation, aux soins, environnement au quotidien, taux de criminalité, sont autant d’indicateurs qui placent la capitale dans le rouge. 

La paix n’est visible qu’en surface. »

Rory Doherty, coordinateur de projet chez Quaker

 

Le livre My Story Your Story, publié par l’association Quaker, relate une vingtaine de parcours de vie cabossés. Ils oscillent entre les problèmes de drogues, les ruptures familiales et les ségrégations entre communautés. Rory Doherty a coordonné ce projet. L’objectif: permettre à cette jeunesse de raconter son histoire et inciter le gouvernement nord-irlandais à agir. Car si l’Irlande du Nord détient un taux de problèmes mentaux 25 % plus élevé qu’en Angleterre, la part du budget de la santé allouée à cet enjeu était de 6% du la période 2016-2017.

«Dans les écoles, il y a très peu de moyens pour sensibiliser aux problèmes liés à la santé mentale», regrette Rory Doherty. Il fustige l’objectif du gouvernement nord-irlandais, qui promet de réduire de 10% le nombre de suicides d’ici 2022, pas assez conséquent selon lui en terme de moyens engagés. De fait, Quaker intervient dans les établissements scolaires, en faisant de la prévention auprès des élèves.                  

L’autre objectif de Quaker vise à rapprocher les jeunes issus de communautés différentes. «La paix n’est visible qu’en surface, affirme Rory. Il n’y a pas de paix intérieure. Dans les quartiers populaires, la plupart des jeunes peuvent voir les murs de la paix depuis leur fenêtre… Les communautés sont toujours très divisées en vérité.» «Les divisions sont toujours dans un coin de ma tête, poursuit Sean, 18 ans, bénévole à Quaker. Je fais attention à qui je fréquente. Si je dois me rendre dans un quartier protestant, je jetterai un oeil derrière mon épaule. C’est la même chose pour un protestant qui se rend dans un quartier catholique. Il y a une sorte de stress permanent.»

Sean, dix-huit ans, témoigne des tensions communautaires dans les quartiers populaires. ©Jules Bedo

Rory et Sean nous affirment que, dans certains quartiers, des expéditions punitives peuvent être menées sur ceux qui s’aventureraient à se mélanger. Sean est l’exemple de cette jeunesse à qui la chance n’a pas souri. Il a quitté l’école à quatorze ans. Il n’a aucune qualification et travaille dans le bâtiment. L’année dernière, il affirme avoir vu huit personnes se faire tirer dessus pour des problèmes de drogue. S’il n’a pas tenté de mettre fin à ses jours, plusieurs de ses proches l’ont, eux, décidé. À côté de lui, Adain, qui souhaite désormais se former pour travailler sur les problématiques liées à la jeunesse, conclut: «Notre engagement, c’est une bataille pour les générations futures. C’est notre rôle de faire en sorte que cet endroit devienne meilleur.»

Travail encadré par Catherine Legras, Cédric Molle-Laurençon, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor

 

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