Reportage réalisé à Belfast (Irlande du Nord).
Ville toujours divisée entre deux communautés vingt-deux ans après le traité de paix, Belfast l’est aussi dans sa pratique du rugby. Sport d’origine britannique, il est quasiment exclusivement joué par la communauté protestante, laissant de côté la moitié catholique de la population.
Imperméable bleu marine aux couleurs de la Our Lady and St Patrick’s school, école catholique située dans le quartier Knock de Belfast, Frank Wilson interrompt ses entraînements pour parler de son enfance. «Je suis vraiment triste parce que j’aurais aimé jouer au rugby quand j’étais petit. Mais je devais jouer au football gaélique. Et je me suis rendu compte plus tard que le rugby est l’un de mes sports préférés», regrette Frank, assis les bras croisés. Sur le mur de la salle de classe, les fanions des équipes adverses de la région sont exposés. Né dans le quartier catholique de Falls Road, Frank n’a pas pu jouer au rugby. Ce quartier est l’épicentre de la période des Troubles, violences communautaires ayant fait 3300 morts entre 1968 et 1998. Elles ont opposé les nationalistes majoritairement catholiques pour une union des deux Irlande, aux loyalistes protestants pro Royaume-Uni. Ici les habitants jouent au «gaelic» (nom donné au football gaélique) par tradition et conviction.
Les tensions intercommunautaires sont encore vives plus de vingt ans après la fin des Troubles. Les deux communautés sont séparées par des murs. Martin, catholique rencontré au Davittis Gac, pub local sans âme situé sur Falls Road, est sans détour quand il parle des protestants. «Ce sont des batards, on les hait !» Cette haine s’affiche toujours sur les murs en briques rouges du quartier ; des fresques paramilitaires ; le portrait christique de Bobby Sands, député et membre de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA), mort après 66 jours de grève de la faim dans la prison de Maze, en Irlande du Nord. Le rugby, sport considéré comme britannique, n’est donc pas pratiqué à l’ombre du mur de huit mètres de haut qui sépare Falls Road du quartier protestant de Shankill Road.
Comme dans la vie quotidienne, dans le sport, chacun son terrain. Contrairement aux idées reçues en France, l’Irlande du Nord n’est pas unie dans le rugby: «C’est dur à comprendre parce que l’Irlande est une grande nation de rugby. Mais en Irlande du Nord, il y a la moitié de la population qui ne joue pas à ce sport», regrette l’entraineur Frank Wilson.
La Our Lady and St Patrick’s school enseigne le rugby à ses élèves, une originalité pour une école catholique. «On est la seule école catholique sur les 34 que compte le championnat des écoles de l’Ulster», explique Frank. Les écoles catholiques optent pour l’enseignement des sports gaéliques, comme le hurling et le football gaélique, pour promouvoir l’identité irlandaise. Tandis que les écoles protestantes enseignent le rugby: ces écoles sont privées et appelées Grammar school. Elles effectuent une sélection à leur entrée, ce qui élimine de facto les enfants de l’autre communauté. En Irlande du Nord, 80% des écoles sont non-mixtes. Ce manque de mixité renforce les problèmes d’accessibilité des catholiques au rugby. Le rugby est appris dès le plus jeune âge à l’école. Seuls les joueurs confirmés vont ensuite dans des clubs.
«L’héritage de haine qui divise notre société»
Un homme a pourtant réussi à réunir les deux communautés au moins le temps d’un essai. Ailier aux 31 capes sous le maillot vert entre 1981 et 1988, Trevor Ringland se souvient de ce rare moment de communion. «Le samedi 1er mars 1986, pendant les Troubles, j’ai marqué un essai contre les Anglais, témoigne cet unioniste revendiqué, sourire en coin. Les deux ailes de la prison de Maze, qui abritaient loyalistes et républicains, ont toutes les deux crié pour célébrer.» Les loyalistes fêtaient l’Irlande, et les républicains célébraient la défaite de l’ennemi anglais.
Pour promouvoir la paix par le sport et combattre «l’héritage de haine qui divise la société», Trevor Ringland a fondé l’association Peace Players. «Nous allons dans les quartiers les plus durs de Belfast et faisons jouer les deux communautés ensemble. Après le match nous organisons des discussions pour renforcer le lien.» Faire dialoguer les deux communautés est une préoccupation pour Trevor Ringland, qui ne cesse de le marteler. Gerry Grehan, directeur de l’association Peace People abonde dans le même sens: «Trevor avait lancé une bonne campagne appelée « One more step ». Il disait aux protestants d’aller voir du football gaélique et aux catholiques d’aller voir du rugby. C’est essentiel de détruire ce manque de connaissance de l’autre.»
«Peace People a été fondée en 1976 après la mort de trois jeunes enfants fauchés par une voiture folle, raconte Gerry, la voix tremblante. Son conducteur membre de l’IRA venait juste d’être tué par l’armée britannique après leur avoir tiré dessus.» Ses fondatrices, Mairead Corrigan et Betty Williams ont été récompensées du Prix Nobel de la Paix en 1976. Gerry Grehan, 71 ans, est son directeur depuis 15 ans. Lunettes foncées, moustache et cheveux blanc, Gerry reçoit dans le salon de la Peace House où trônent les photos des fondatrices prises lors des premières marches anti-violence de 1976. Catholique, Gerry a eu la chance de découvrir le rugby dans les années 1960, et il ne l’a plus quitté: «Un ami de mon frère m’a fait entrer dans un club affilié à une paroisse catholique, le Saint Agnes Rugby Football Club.»
Amusé, le vieil homme se souvient du premier match joué par Saint Agnes dans le championnat de l’Ulster. «La nuit précédent le match, des personnes sont venues voler les poteaux du terrain de rugby sur lequel on devait jouer. On savait qu’en tant que catholiques, notre pratique dérangeait», raconte-t-il. En 1966, le club de St Agnes a cessé son activité, et Gerry est revenu au sport habituel pour un catholique: le football gaélique. Malgré cet arrêt, Gerry suit toujours de près le rugby et supporte l’équipe locale, l’Ulster Rugby, l’un des meilleurs clubs irlandais. «Je suis catholique et nord-irlandais, affirme-t-il. Donc je supporte l’Ulster. Ça me semble normal.»
« Le rugby est le sport de l’oppresseur »
Au volant de sa camionnette de chantier, JJ McGee, conseiller municipal du Sinn Féin (branche politique de l’IRA, parti pro républicain) à Belfast depuis 2013, détonne. L’homme de 57 ans a un fort accent issu de la classe populaire de Belfast, et un franc parlé qui tranche au sein de l’hôtel de ville. Le rugby n’est pas son sport, et il le dit franchement. «Le rugby est le sport de l’oppresseur, affirme JJ sur un ton sec, c’était un sport de classe moyenne voir aisée. Donc les catholiques ne pouvaient pas y jouer.» Mais pour Gerry Grehan, nationaliste lui aussi, le Sinn Féin instrumentalise la pratique de ce sport: «Le rugby doit rester un jeu et non un outil politique.»
Pour que le rugby devienne plus inclusif, un processus d’ouverture se met en place dans le système éducatif. Les écoles mixtes, dans lesquelles les deux communautés se mélangent, représentent actuellement une infime part des écoles en Irlande du Nord. «Les choses évoluent. Les parents veulent avoir des écoles plus mixtes», se réjouit Trevor Ringland. «La solution passe par une éducation mixte. Les parents demandent ça désormais», ajoute Gerry. À la Our Lady and St Patrick’s school, «les parents sont très heureux de voir leurs enfants jouer au rugby», assure Frank Wilson. «Le processus prend du temps parce qu’il faut passer au-dessus des traditions, et l’Irlande est un pays de tradition. Mais la Fédération Irlandaise de rugby et le club de l’Ulster souhaitent tendre vers une meilleure intégration des catholiques », promet Trevor Ringland.
Encadré par Cédric Molle-Laurençon et Audrey Parmentier