Fractures

Avortement : les blouses blanches se déchirent

Reportage réalisé à Dublin (Irlande).

Voilà maintenant un an que l’avortement est autorisé en Irlande. Malgré la légalisation, son accès reste restreint. En cause, le manque de formation d’un corps médical déjà divisé sur la question.

À l’heure du déjeuner, six étudiants en médecine discutent autour d’une table, dans le hall d’entrée de l’université dublinoise de Trinity. Les rires qui rythment la conversation cessent lorsque le sujet de l’avortement, légal dans le pays depuis le 1er janvier 2019 seulement, est abordé.

La faculté de Trinity est l’une des plus importantes du pays. ©Hamza Ouarb

John, étudiant en deuxième année de médecine, n’a pas peur de livrer le fond de sa pensée : «L’avortement est une mauvaise chose. C’est une erreur d’enlever la vie à un enfant.» Réponse au tac au tac : «Je ne cautionne pas du tout ses propos. Une femme est libre d’avorter.» Sûr de son fait, John insiste: «C’est moralement mauvais d’enlever la vie d’un bébé. Plus tard, je ne le pratiquerai pas.» Interloquée par ces propos, une autre étudiante s’immisce dans le débat. «Je respecte ta position. Mais la société irlandaise est en train de changer, c’est impensable que les femmes n’aient pas le droit d’avorter aujourd’hui.»

Adoptée à 66 % par référendum en mai 2018, l’abrogation du 8e amendement de la Constitution, qui interdisait l’avortement, fait toujours débat dans le corps médical. Si les Irlandaises peuvent désormais avorter jusqu’à la douzième semaine de grossesse – soit deux de moins qu’en France – seuls 256 médecins généralistes sur 4 000, pratiquent l’avortement d’après le Health Service Executive, système de santé publique irlandais. Une faible proportion qui résulte d’un manque de formation mais aussi des convictions de certains Praticiens.

« Aucune université ne s’est déclarée pour ou contre l’avortement »

À 18 ans, Conor, étudiant en première année de médecine à Trinity, se destine à devenir généraliste. Ce jeune catholique revendiqué se dit prêt à pratiquer l’avortement mais pas dans n’importe quelles circonstances : «Quand ils l’ont légalisé, j’ai eu peur que son utilisation soit trop libérale. Je pense que l’avortement doit être autorisé quand la femme est en danger.»

Conor, étudiant en médecine, se spécialisera en médecine générale dès la 4e année. ©Hamza Ouarb

Il n’a pas encore eu de cours clinique sur l’avortement, prévu en quatrième année. La question est toutefois abordée tout au long de la scolarité lors d’un cours d’éthique et de morale, dispensé chaque semaine. L’occasion, depuis la légalisation, de débattre entre étudiants et professeurs. «On ressent pendant nos cours d’éthique que la majorité des étudiants est pro-choix. On débat sur le sujet en respectant le point de vue de l’autre», indique Conor. Le jeune homme l’assure: lors des cours d’éthique, les professeurs ne prennent pas position sur la question de l’avortement.

Cliona Murphy, gynécologue dans un hôpital dublinois, est la première femme à avoir été nommée présidente de l’ordre des obstétriciens et gynécologues, en 2018. Pour elle, la légalisation de l’avortement a conduit à une évolution pédagogique des facultés de médecine: «Aucune université ne s’est déclarée pour ou contre l’avortement. La légalisation a forcé les universités à mettre à jour leurs enseignements en gynécologie obstétrique.»

« On doit soutenir les médecins psychologiquement »

Trish Horgan, médecin généraliste basée à Cork, est formatrice au sein d’une association nommée Startdoctors. Le but: former les jeunes internes à la pratique de l’avortement. Engagée par le ministère de la Santé pour développer le service obstétrique, le docteur Horgan reconnaît que le chemin est encore long: «On a besoin de plus de moyens matériels dans les hôpitaux. Ce n’est pas normal que seulement un hôpital sur deux pratique l’avortement. Le gouvernement doit plus nous aider.»

Trish Horgan, médecin généraliste et formatrice au sein de l’association Startdoctors. ©Trish Horgan

Depuis la légalisation, seuls 15 % des médecins se sont déclarés volontaires à la pratique de l’avortement. Une réticence qui ne s’explique pas seulement par leurs convictions personnelles, selon le docteur Horgan: «En Irlande, il y a un manque de formation des docteurs pour pratiquer l’avortement. On a un manque de médecins généralistes et je pense qu’ils ne veulent pas prendre plus de patients car ils sont débordés. L’autre raison est que les hôpitaux ne donnent pas assez de moyens à leur service d’avortement.»

Optimiste, Trish Horgan pense qu’il faut laisser du temps afin que l’avortement puisse parfaitement s’intégrer aux mœurs de la société irlandaise. «Il y a dix ans, les médecins ne savaient pas comment le pratiquer. C’est très nouveau pour eux», rappelle-t-elle. Avant d’ajouter: «Progressivement, on est en train de transmettre le savoir clinique aux jeunes médecins, mais ce n’est pas assez. Il faut aussi que l’on apporte un soutien moral. C’est ce que l’on essaye de faire avec Startdoctors, en faisant des exercices de mise en situation.» Sa consoeure Cliona Murphy considère également que les médecins irlandais manquent surtout de formation en ce qui concerne la relation avec leurs patientes: «On doit soutenir les médecins psychologiquement. Ils faut qu’ils apprennent à trouver les mots pour expliquer aux patientes quels sont leurs droits et les aider moralement.»

Résignation ecclésiastique

La présidente de l’ordre des obstétriciens et gynécologues estime que l’abrogation du 8e amendement témoigne d’un net recule de l’influence de l’Église au sein de la société irlandaise: «Ils savaient que le combat était perdu d’avance. C’est pour cela que les religieux ne se sont pas immiscés dans la campagne.» Un constat que partage Benito Colangelo, prêtre dans le Donegal, seul région à avoir voté majoritairement contre l’avortement. L’ecclésiastique, qui se dit «très attaché à l’idée qu’un bébé a le droit de vivre autant que sa mère», reconnaît lui aussi que l’Église ne s’est pas mise au premier plan et n’a pas cherché à développer ses liens avec les autres opposants. «Nous ne sommes pas directement liés au mouvement. Mais nous partageons les mêmes idées que certains médecins de Doctors for Life», souligne-t-il, en référence au mouvement de médecins opposés à l’avortement.

Créé en 1992, Doctors for Life regroupe l’ensemble des personnels de santé luttant contre l’avortement et le droit à l’euthanasie. Sa trésorière, Orla Halpenny, une généraliste de cinquante ans, raconte avoir davantage forgé ses convictions pendant ses études que grâce à la religion: «J’ai pris conscience que la vie d’une femme est équivalente à celle de l’enfant qu’elle porte. Nous sommes médecins, notre rôle n’est pas de tuer des êtres vivants.» Pour le docteur Halpenny, la vie d’un embryon ne vaut pas moins que celle d’un être humain.

Objection illégale

Orla Halpenny, médecin généraliste et trésorière du mouvement Doctors for Life. ©Orla Halpenny

Le référendum de 2018 a clivé le corps médical autant que l’électorat. «Je ne pourrais pas travailler dans le même cabinet qu’un médecin qui se revendique ouvertement pro-choix», déclare sans détour Orla Halpenny. Installée devant son café au lait au bar d’un hôtel luxueux de la banlieue dublinoise, la praticienne s’excuse de ne pas recevoir dans son cabinet, qu’elle partage avec un médecin qui ne fait pas partie de son mouvement.

De son côté, le docteur Horgan regrette le manque de courage d’une partie des médecins: «Certains confrères n’osent pas dire qu’ils pratiquent l’avortement, car ils ont peur de perdre leur patientèle. C’est aussi pour ça que des femmes, qui ne savent pas quel médecin pratique ou non l’avortement, avortent encore à l’étranger, malgré la légalisation.» Chaque année, des patientes se rendent ainsi au Royaume-Uni pour procéder à un avortement.

Les médecins comme les infirmières ont le droit de faire appel à l’objection de conscience pour refuser de pratiquer un avortement. Autrement dit, si un professionnel de santé considère que l’avortement est contraire à ses convictions, il peut refuser de le pratiquer. «Le plus compliqué n’a pas été de réaliser des avortements mais de trouver des infirmières qui souhaitaient nous assister dans le bloc opératoire», explique ainsi le docteur Murphy en soulignant les fortes convictions religieuses des infirmières irlandaises. En revanche, il est alors obligatoire d’indiquer à la patiente le nom d’un médecin qui le pratique.

Une disposition que le docteur Halpenny ne se cache pas d’avoir refusé d’appliquer face à une mère désireuse de voir sa fille avorter: «Je ne lui ai conseillé personne. Pour moi, cela revient à être indirectement responsable de la mort de son bébé. J’ai donc refusé.» Orla Halpenny considère ainsi que l’objection de conscience ne doit pas contraindre les médecins qui refuse la pratique de l’avortement à indiquer le nom d’un autre confrère. D’après le docteur Murphy, aucune femme n’a porté plainte pour l’instant contre des médecins qui ont refusé de pratiquer un avortement mais le gouvernement a été alerté du fardeau imposé à certaines femmes, obligées de faire des centaines de kilomètres pour avorter.

Encadré par Audrey Parmentier, Cédric Molle-Laurençon et Delphine Veaudor. 

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