Identités

Sinn Féin, le vertige de l’État

Le parti nationaliste Sinn Féin, ancienne branche politique de l’IRA, a remporté les élections législatives irlandaises le 8 février dernier. Après avoir créé la surprise en remportant le vote populaire et en devenant la deuxième force politique du pays, la formation doit s’imposer en composant avec la peur que suscite son passé et les tentatives de diabolisation de son opposition.

Mary Lou McDonald, lors du meeting du Sinn Féin au Liberty Hall de Dublin. © Tom Hollmann.

Reportage réalisé à Dublin et Clones (Irlande).

La foule s’amasse joyeusement devant le Liberty Hall de Dublin. Près de 500 personnes sont déjà à l’intérieur, mais toutes ne pourront pas rentrer, alors Pearse Doherty, un des porte-paroles de Sinn Féin improvise un discours pour ceux restés dans le froid : «Pour la première fois en près de cent ans, le peuple nous donne l’opportunité de diriger sans Fine Gaél (FG) ni Fianna Fail (FF) (les deux partis de centre-droit au pouvoir, ndlr). C’est exactement ce que nous allons faire». Tonnerre d’applaudissements, chaque mot électrise la foule. «Ils (FG et FF), veulent vous faire croire qu’il n’y a aucun problème à ce que 10 000 personnes dorment tous les soirs dans des hébergements d’urgence. Nous ne pouvons pas trahir le peuple Irlandais de cette manière, il est grand temps de ramener la voix du peuple au centre du pouvoir».

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À l’intérieur, on attend patiemment l’arrivée des leaders du parti nationaliste de gauche. À l’entrée en scène de Mary Lou McDonald, la très populaire dirigeante du parti, la salle s’enflamme. À 50 ans, elle représente le nouveau visage de Sinn Féin (qui signifie « Nous mêmes » en gaélique), débarrassé de la figure tutélaire de Gerry Adams. L’homme de 70 ans est soupçonné depuis toujours, malgré ses dénégations, d’être une des figures dirigeantes de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise, responsable de plus de 3000 morts lors de la période des Troubles (comme on appelle le conflit nord-irlandais, qui commence dans les années 1960 et se conclut par l’accord du Vendredi Saint, signé le 10 avril 1998). Suspecté de meurtre et d’être impliqué dans la pose d’une bombe dans les années 70, il est emprisonné deux fois, en 1971 et 1973  avant d’être libéré, fautes de preuves.

Mary Lou McDonald, Liberty Hall de Dublin. © Tom Hollmann.

Qualifiée de brillante par son entourage politique et ses électeurs passionnés, Mary Lou, comme on l’interpelle dans les meetings, a su replacer les questions sociales au centre du débat politique et permettre au parti de remporter 37 sièges parlementaires au parti lors des élections législatives du 8 février dernier. Un score historique qui insuffle un nouveau souffle à la formation politique – pour qui le plus dur reste à faire: former une coalition gouvernementale malgré l’opposition formelle de FF et FG de collaborer avec son parti à cause de ses liens supposés avec l’IRA.

«Les barbares ont passé les portes!»

Mary Lou McDonald harangue la foule avec aisance et récolte des ovations sincères. Elle promet «le changement», et n’hésite pas à critiquer ses opposants politiques: «Soyez-sûrs d’une chose : rien ne changera si le Fine Gael et le Fianna Fail gouvernent ensemble. Ils feront tout pour nous garder en dehors du gouvernement». La tête du parti dénonce la diabolisation de sa formation: «On a dit de nous pendant les élections que «les barbares étaient aux portes »… Breaking news: les barbares ont passé les portes!», lance ironiquement McDonald. Dans la salle comble, le meeting se poursuit sous forme de questions réponses. Toutes les revendications populaires actuelles – de la crise du logement à la réunification de l’Irlande – semblent trouver réponse au plus grand bonheur de l’audience.

La foule en liesse au Liberty Hall de Dublin. ©Tom Hollmann.

 

Ces meetings post-électoraux ne sont pourtant pas du goût de tout le monde. Léo Varadkar, le premier ministre démissionnaire et dirigeant de Fine Gaél, qui assure son propre intérim, dénonce une campagne «de harcèlement et d’intimidation à [son] encontre». Michael Gallagher, spécialiste des partis politiques irlandais, reconnaît une méthode peu orthodoxe. «C’est la première fois que nous observons des meetings post-électoraux, explique-t-il, le Sinn Féin entretient l’image positive qu’il a réussi à obtenir, surtout auprès des jeunes».  En gagnant 37 sièges alors qu’ils n’en avaient présenté que 42. La direction du parti a été la première surprise par sa récente popularité et aurait présenté plus de candidats s’il elle s’en était doutée.

«Sinn Féin est impliqué dans le bien-être des futures générations», Leanne, étudiante de 21 ans.

Le Sinn Féin a gagné la confiance du peuple en mettant l’accent sur les problématiques sociales qui animent l’Irlande, mais le parti souffre encore de la méfiance que suscitent ses liens supposés avec l’IRA. Si certains, comme Leanne Easter, étudiante de 21 ans à l’université dublinoise de Trinity College, se disent «prêt à passer outre, car avant d’être liés à l’IRA, les représentants de Sinn Féin sont impliqués dans le bien-être des futures générations», d’autres, comme Sean McCrohan, considèrent le parti républicain comme un mouvement extrémiste. «Je ne peux pas voter pour un parti dont certains députés sont ouvertement pro-IRA», explique cet étudiant en médecine de 21 ans.

«Je ne peux pas voter pour un parti dont certains députés sont ouvertement pro-IRA», Sean, étudiant de 21 ans.

C’est aussi une source de discrédit quasi-inépuisable pour ses opposants politiques. Le 21 février dernier, Drew Harris, le chef de la police irlandaise – La «Garda» – déclarait que Sinn Féin était toujours supervisé par l’IRA, comme avancé par les services de police nord-irlandaise et le MI5 britannique. Des allégations soutenues par le ministre de la justice Charlie Flanagan et l’ensemble de la formation politique de centre-droit, Fine Gael.

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«Up the RA !»

Au Dail, le parlement irlandais, Mark Ward balaie de son bras tatoué les accusations. «L’IRA n’existe plus, l’accord du Vendredi Saint est en place depuis 1998. Ce n’est pas vrai». Pour le député Sinn Féin de  la circonscription de Dublin Mid-West, qui se décrit comme un «type ordinaire dans une position extraordinaire», les déclarations du chef de la police, Drew Harris, sont déplacées et politiquement motivées: «En 2015, l’ancien commissaire déclarait que l’IRA n’était plus active, pourquoi le serait-elle à nouveau en 2020?»; «C’est de la stratégie électorale», peste-t-il avec un fort accent dublinois.

Pearse Doherty (Sinn Féin) en conférence de presse au Dail, le parlement irlandais. © Tom Hollmann

Sinn Féin entretient depuis toujours l’ambiguïté vis-à-vis de l’IRA et de ses sympathisants: s’il ne revendique pas l’usage de la violence, le parti répugne à condamner les actions passées du groupe armé, ainsi que les débordements de ses membres. Quitte à susciter de vives polémiques. Le cas du jeune Paul Quinn, un jeune irlandais assassiné et torturé en 2007 en est emblématique: Conor Murphy, un membre du Sinn Féin a affirmé que l’adolescent était impliqué dans des réseaux criminels, alors que sa famille jure qu’il a été assassiné par l’IRA. Le refus du parti de condamner la déclaration de Murphy a fait grincer des dents. Comme certains cris de soutien à l’IRA entonné par des membres du parti après les élections législatives : «Up the RA!» (Vive l’armée Républicaine !).

Pour le professeur Michael Gallagher, il est très compliqué de dire si l’armée républicaine est toujours véritablement impliquée dans la gestion du parti. «Sinn Féin ne pourra jamais collaborer avec FF et FG à cause de ses liens historique avec l’IRA. Mais ce n’est pas ce qui intéresse les électeurs. Ils veulent du changement», explique-t-il. Il ajoute que s’il n’est pas avéré que le groupe armé soit encore actif, d’anciens membres de l’IRA sont élus au Sinn Féin. Pour le député Fine Gael de la circonscription de Dublin Rathdown, Neale Richmond, les liens entre le Sinn Féin et le groupe armé ne font aucun doute: «Nous ne cachons pas nos inquiétudes concernant la structure dirigeante du parti et son rapport à son héritage politique».

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Le prix de la paix

«Nous faisons tout notre possible pour entretenir la paix et aider ceux qui se sont battus pour notre pays». Dans la permanence de l’association Failte Project de Clones, une petite ville frontalière perdue dans les collines mouvantes du Monaghan, l’histoire est partout. Pat Treanor est membre de Sinn Féin depuis 1975 et député de Clones. Ce sexagénaire a connu la violence des Troubles et créé

La petite ville de Clones, dans le Monaghan. © Tom Hollmann

le Failte Project en 1996 pour venir en aide aux anciens prisonniers, aux anciens combattants, et à leurs familles. Les murs de ses locaux sont dédiés à l’IRA et ses martyrs. «Il est important de se souvenir, dit-il d’un ton grave, nous impliquons régulièrement les enfants et petits-enfants de combattants pour transmettre notre héritage».

«Nous portons tous les marques de notre passé», Pat Treanor.

Pour Pat Treanor, il est tout à fait normal de poser des questions sur le passé, «mais il est honteux d’utiliser [l’] histoire pour bloquer le processus politique et le changement comme FF et FG le font». Il enrage: «Depuis plus de 20 ans, Sinn Féin fait tout son possible pour maintenir et faire progresser le processus de paix!» Alors qu’il parle d’une voix bourrue, le député de Clones dévoile sa main gauche, orpheline de son index. «Qu’elles soient physiques ou mentales, on porte tous les marques de notre passé». En 1994, alors qu’il guide un journaliste suédois le long de la frontière, il est arrêté et emmené en direction d’un centre d’interrogatoire à Belfast. L’IRA surgit, attaque le fourgon de police, et libère Pat, touché d’une balle dans la main.

 

Pat Treanor, Député Sinn Féin de Clones, Monaghan. © Tom Hollmann.

«Nous sommes nombreux à avoir été impliqué dans les combats pour notre pays et à être encarté au Sinn Féin » explique-t-il. Il a lui-même payé le tribut de son implication dans les activités du groupe armé. « J’ai été condamné à cinq ans de prison pour avoir été membre de l’IRA au début des années 80. Je connais le prix de la paix », déclare-t-il, le regard tourné vers le portrait de Bobby Sands, combattant légendaire de l’IRA, mort dans la prison de Maze en Irlande du Nord, après 66 jours de grève de la faim. «Nous devons désormais regarder vers le futur, et transmettre notre histoire pour honorer le sacrifice des anciens».

Supervisé par Cédric Molle-Laurençon et Delphine Veaudor.

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