Fractures

Les petits soldats de la Nouvelle IRA

Reportage réalisé à Derry (Irlande du Nord)

La Nouvelle IRA, faction armée dissidente de l’IRA (1969-1998), est toujours active en Irlande du Nord.  Créé en 2016, le parti Saoradh est sa vitrine politique. Quoique marginal, ce groupe recrute toujours une jeunesse socialement délaissée.

«Mon frère avait 17 ans, c’était sa toute première manifestation. Et il n’en est jamais revenu.» Les mots de John Kelly, 71 ans, déchirent le silence du Museum of Free Derry. Quand le vieil homme se tait, la voix off monocorde des vidéos d’archives résonne dans la pièce. «Il a reçu une balle dans la figure, une autre a transpercé son dos.» Le conservateur du musée se retourne, lève la tête vers un cliché sépia encadré sur le mur blanc de la pièce. Un jeune homme défiguré gît sur le sol, les bras en croix, en martyr. Un ambulancier lui soutient le crâne. «Moi j’étais caché de l’autre côté de la rue, j’observais les services de secours essayer de le ranimer. J’avais peur.»

John Kelly fait partie des quatorze fondateurs du Museum of Free Derry, situé dans le quartier du Bogside à Derry. Véritable bastion catholique pendant le conflit Nord Irlandais, le Bogside a vu s’affronter le clan des loyalistes (en faveur d’un rattachement du pays au Royaume-Uni) et celui des républicains (prônant la réunification de l’Irlande) de 1968 à 1998. Cette période désigne les Troubles en Irlande du Nord. Michael Kelly, le cadet de John, compte parmi les quatorze victimes de la tragédie du Bloody Sunday. Il a été tué le 30 janvier 1972, lors d’une manifestation pacifique républicaine qui a viré au bain de sang quand plusieurs soldats britanniques ont ouvert le feu sur la foule.

Aujourd’hui, John Kelly refuse toujours de pardonner à ceux qui ont pris la vie de son frère. Mais il défend  l’accord du Vendredi saint, signé en 1998 pour mettre un terme à trente ans de conflit. «Il existe encore des groupes dissidents qui veulent continuer la guerre, mais personne ne veut retourner en arrière ici, synthétise-t-il. Je n’accepterai jamais de voir des gens souffrir comme ma famille. Ces jours sont douloureux, ils doivent à jamais demeurer dans le passé.»

Ces factions armées que John Kelly nomme «groupes dissidents» sont toujours actives depuis le cessez-le-feu de 1997. Elles succèdent à l’ancienne Irish Republican Army (IRA), groupe paramilitaire républicain luttant pour l’indépendance de l’Irlande entre 1969 et 1998. Ces groupes terroristes estiment avoir repris le flambeau de l’IRA. Pour eux, la guerre continue. 

Criminalité en hausse 

IRA, Bogside

Dans le quartier du Bogside, à Derry, trois lettres peintes sur les murets et les façades des maisons ressuscitent le groupe terroriste républicain: IRA.

La Provisional IRA (IRA Provisoire, nom d’origine de l’ancienne IRA) dont le nom reste figé sur toutes les lèvres en Irlande du Nord, a rendu les armes en 2005, acceptant l’accord de paix. La Real IRA (IRA Véritable), composée de paramilitaires « dissidents », rejette le traité, et renaît de ses cendres en 1997. En 2012, elle est rebaptisée Nouvelle IRA par les médias. A cette époque, les services de police nord irlandais (PSNI) estimaient son effectif entre 250 et 300 militaires. 

Depuis, le groupe terroriste a reconnu plusieurs attentats dont l’homicide « involontaire » de la journaliste Lyra McKee, à Derry, l’année dernière. La nuit du 18 avril 2019, des émeutes opposant la police à un groupe républicain avaient éclaté dans le quartier du Creggan, ancien bastion catholique de la ville. Un soldat de la Nouvelle IRA, avait tiré une rafale sur les forces de l’ordre, et tué la journaliste irlandaise qui « n’était pourtant pas visée« , selon le groupe.   

Le nombre de tueries, d’attentats à la bombe et d’attaques paramilitaires a augmenté en Irlande du Nord entre avril 2018 et le 31 janvier 2020, selon le dernier rapport de la PSNI. Du 1er février 2019 au 31 janvier 2020, 20 attentats à la bombe ont été recensés et 39 tueries (soit six attaques de plus qu’en 2018). 63 personnes ont été blessées à l’issue d’attaques paramilitaires, soit dix de plus qu’en 2018.  128 personnes ont été interpellées pour terrorisme entre février 2019 et janvier 2020. Quatorze d’entre elles ont été mises en examen.“En janvier 2019, la Nouvelle IRA a placé un engin explosif dans une voiture garée devant le tribunal de Derry, relate Neill Cobain, chargé de communication des forces de l’ordre. Un groupe de jeunes a traversé la rue quelques instants avant que le dispositif ne détone. Nous avons de la chance que personne n’ait été blessé”

Fresque murale représentant des manifestants républicains en 1969, dans le Bogside à Derry. ©Alexandra Marill

Vitrine politique

Le parti Saoradh [prononcer « Ci-ère-U »], créé en 2016, est désigné par la PSNI comme la vitrine politique de la Nouvelle IRA. Le groupe républicain s’est établi dans une petite bâtisse de briques rouges au détour de la rue Chamberlain, à Derry. La devanture de Junior McDaid House, le nom du siège du parti, est encadrée de deux drapeaux irlandais. Dans sa vitrine, le dessin d’un homme cagoulé, fusil couché en joue.

Paddy Gallagher, porte-parole de Saoradh, nous accueille dans une pièce exigüe tapissée de bannières tricolores, et de «lys de Pâques», que portent les républicains en boutonnière pour commémorer la mort des combattants de l’IRA. Placardés aux murs, des portraits de Bobby Sands, Kieran Doherty, Thomas McElwee, des martyrs républicains morts en prison à la suite d’une grève de la faim dans les années 1980. Un AK47 et une carabine sont exhibés au fond du local. «La police nous arrête très souvent pour nous fouiller», précise le républicain. Il se baisse et ouvre un placard où sont entassées plusieurs centaines de petites cartes, notées «stop and searched». Ces avis sont remis lors de contrôles de sécurité effectués par la police au Royaume-Uni. 

Le jeune homme de 27 ans s’empresse de démentir l’implication de ses pairs dans la Nouvelle IRA. «Nous n’avons aucun lien avec un groupe armé, nous sommes un parti politique légal.» Sur sa vision de la violence, le porte-parole botte en touche. S’il ne revendique pas lui-même son usage, il refuse de la condamner: «Je comprends que certains hommes et femmes veuillent prendre les armes pour obtenir ce qu’ils demandent. Personnellement, je ne peux pas les juger.»

Saoradh compte aujourd’hui un millier d’adhérents sur un total d’environ 5 millions d’habitants en Irlande du Nord et République d’Irlande. En proportion, il pourrait être comparé à un parti politique français de 13 000 adhérents. Le mouvement se qualifie de parti politique «révolutionnaire». Il ne souhaite pas présenter de candidat aux élections municipales ni législatives. Ses représentants s’opposent aux lois de Stormont -le parlement local- et au principe même d’une assemblée nord-irlandaise, dont loyalistes et républicains se partagent équitablement les sièges. Ils refusent de participer à la vie politique du pays à moins que l’Irlande ne soit réunifiée. 

Saoradh a pourtant un programme bien précis qui repose sur plusieurs grands principes: mettre fin à «l’occupation britannique» et «regagner la souveraineté d’une Irlande réunifiée». Saoradh dénonce les dérives du «capitalisme» irlandais et britannique. Il accuse notamment le gouvernement d’Irlande du Nord de laisser des propriétés  inoccupées au lieu de les restaurer pour héberger des sans-abris. «L’Irlande du Nord compte environ 13 000 SDF aujourd’hui», lance Paddy Gallagher, «et aucun logement social n’a été construit à Derry depuis vingt ans. L’argent du gouvernement est mal redistribué.» 

Entrée du Bogside, à Derry.©Alexandra Marill

Selon Paddy Gallagher, chargé de communication du parti, l’Irlande du Nord fait également face à une pénurie de structures médicales et éducatives ainsi qu’à « une vague de suicides». «Le parti conservateur anglais a détruit le National Health Service (NHS- système de sécurité sociale britannique NDLR) en le privatisant. Il ne fait rien pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière en Irlande du Nord», regrette le républicain. 

Martine Mulhen est la principale du St Cecilia’s College à Derry. Elle organise régulièrement des activités intercommunautaires pour rassembler les élèves républicains de son établissement et leurs camarades d’écoles loyalistes. L’enseignante déplore l’inefficacité de cette mesure de rapprochement, qui se heurte trop souvent à des « obstacles ». « Nous n’avançons pas comme nous le voudrions. En trois ans, les tensions entre les deux communautés se sont exacerbées », remarque-t-elle, « les groupes paramilitaires dissidents ravivent cette animosité ».  Une situation dans laquelle les autorités nord irlandaises tiennent leur part de responsabilité, selon Martine Mulhen. « Nous n’avons pas eu de gouvernement pendant trois ans, et ce vide politique n’a pas amélioré la situation » , ajoute-t-elle.

C’est en effet à l’issue d’un scandale politique en 2017, que la démission de Martin McGuinness, alors vice-premier-ministre de l’Assemblée nord irlandaise, a précipité la chute du gouvernement. Pendant trois ans, les députés ont cherché une solution à ce marasme politique, jusqu’à la restauration du parlement le 10 janvier dernier. 

La vacance parlementaire a creusé les inégalités au sein du pays. «Saoradh recrute principalement des jeunes délaissés par le système en s’établissant dans des zones en proie au chômage et à la pauvreté», commente Peader Whelan, ex-prisonnier de l’IRA, à présent guide touristique de l’association républicaine Coiste, à Belfast. En février 2019, les demandeurs d’emploi dans le comté du Foyle, où se situe Derry, représentaient 7,8% de la population active. Soit le double du reste du Royaume-Uni (3,9%), selon un rapport de la Chambre des Communes.

James Devine, 18 ans, a décidé de rejoindre Eistigi, la section jeunesse du parti, il y a «quelques années». «Je l’ai fait pour aider les sans-abris et les communautés les plus pauvres. J’ai participé à l’organisation de dons de vêtements et de nourriture grâce à Saoradh.» Eistigi compte pour l’instant vingt-cinq adhérents. Un chiffre certes modeste, mais en «nette augmentation» selon James.

Peinture murale illustrant les Troubles devant le Museum of Free Derry, dans le quartier du Bogside. ©Alexandra Marill

« Traîtrise du Sinn Féin »

Saoradh considère les membres du Sinn Féin, parti traditionnellement associé à la Provisional IRA, comme constitué « d’anciens républicains », des « traitres qui ont capitulé et adhéré au capitalisme britannique ». L’origine du désaccord entre les deux groupes remonte à 1998, lors de la signature du traité de paix. Le Sinn Féin, qui a accepté le cessez-le-feu, a choisi de poursuivre son combat dans les urnes. Le 8 février 2020, le parti de Mary Lou McDonald a triomphé lors des élections législatives en Irlande, remportant 24,5% des voix. Le parti plaide toujours pour une réunification de l’Irlande, mais a su proposer de nouvelles solutions aux crises irlandaises actuelles pour séduire un électorat plus jeune.

Conor Maskey, conseiller municipal du Sinn Féin à Belfast reste sceptique quant à l’avenir et le poids politique de Saoradh: « Ce groupe dissident souhaite un retour à la violence », dit-il. « Nous, membres du Sinn Féin, sommes constamment menacés par ces gens-là. Je n’ai que trois mots à leur dire, allez vous-en. Et si vous voulez rester, alors, présentez-vous à une élection. »

Pour Conor Maskey et le Sinn Féin, Saoradh n’a aucune chance de trouver du soutien auprès des électeurs nord-irlandais « qui désirent vivre en paix ». Mais ses dirigeants, selon Paddy Gallagher, entendent bien « mobiliser les classes ouvrières républicaines » pour « saper l’influence des Britanniques en Irlande du Nord », par la force. Leur faction armée la Nouvelle IRA présente toujours une « menace importante » selon les critères d’évaluation du MI5 -services de renseignements britanniques.

Le 18 février 2020, la police nord irlandaise a déjoué un attentat planifié par la Nouvelle IRA contre Michelle O’Neill, vice-Première ministre d’Irlande du Nord, et d’autres membres du Sinn Féin. En Ire-land, littéralement terre de colère, le conflit larvé est prêt à s’enflammer. 

Travail encadré par Hervé Amoric (France 24), Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.

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