Fractures

À Belfast, les «murs de la paix» ont du mal à tomber

Reportage réalisé à Belfast (Irlande du Nord).

À Belfast, une centaine de «murs de la paix» séparent les quartiers protestants et catholiques. En 2013, le gouvernement nord-irlandais prévoyait de les abattre tous sous dix ans. Depuis, seuls un petit nombre ont été détruits, signe des tensions communautaires persistantes. 

Sur la Crumlin Road à Belfast, capitale d’Irlande du Nord, une imposante église catholique située sur une colline fait face à un petit muret en briques beiges surmonté d’une élégante barrière noire. Derrière cette petite structure, se trouve le côté protestant du quartier d’Ardoyne. Il y a seulement quatre ans, un mur de plus de 2 mètres 40 de haut séparait les communautés catholiques et protestantes.

La chute du mur d’Ardoyne

Patrick Copeland habite aux abords de la route depuis trente ans. Il se souvient encore du jour où le Premier ministre Martin McGuiness est venu inaugurer la nouvelle grille noire installée à la place du mur en 2016. «C’était notre moment berlinois», sourit le retraité. Quand la décision a été prise de retirer ce mur, Patrick était sceptique. Peu de temps avant, «des vitres avaient été brisées par des projectiles et des bombes de peinture avaient été lancées.» Le retraité rapporte également: «Un homme avait été touché par un tir dans la jambe dans cette rue.» Malgré ces scènes de violences , le gouvernement a maintenu sa résolution. «Tout va bien maintenant, c’est devenu très calme ici.» Sa maison fait face à la Holy Christ Church, une église de confession catholique. L’ancien gardien d’école a conservé quelques briques de l’ancien mur. Il les brandit fièrement comme une relique du passé.

Patrick Copeland, habitant d’Ardoyne, brandit une pierre de l’ancien mur de la paix. ©Jules Bedo

Le mur d’Ardoyne fait partie du petit contingent détruit depuis que le gouvernement nord-irlandais a décidé, en 2013, d’abattre tous les murs de Belfast. Ces édifices ont été érigés par les autorités à partir de 1969, époque à laquelle les catholiques manifestaient pour l’égalité des droits vis-à-vis des protestants. Le but est alors d’endiguer la violence entre protestants et catholiques pendant le conflit armé ayant entraîné la mort de 3500 Irlandais entre 1969 et 1998. A Belfast, près de cent murs ont été recensés dont trente-deux ont été construits après l’accord de paix dit «du Vendredi Saint». La dernière enceinte a vu le jour en 2013. 

Mises bout à bout, ces frontières faites de briques, de barbelés, de grillages ou encore de simples tôles s’étendent sur plus de trente kilomètres. Soit dix kilomètres de moins seulement que le mur de Berlin, alors que Belfast est cinq fois moins peuplée que la capitale allemande. 

«Si vous enlevez les murs, il y a 50% de chances pour qu’il y ait des problèmes»

Jonjo Lynch, étudiant en sciences politiques

Entre le quartier protestant de Shankill et celui catholique de Falls, les murs demeurent et rassurent les habitants. Ce secteur est connu pour avoir été le théâtre de violents conflits sectaires suite à la migration catholique à grande échelle à Shankill dans les années 1960. David Reid, trente-quatre ans, habite dans une modeste maison pavillonnaire surplombée par un mur de quatorze mètres de haut situé sur la Cupar Way. L’employé d’aéroport, qui se décrit comme «un protestant unioniste fidèle à la reine», rapporte des tensions toujours existantes entre les communautés: «Avant, on se battait souvent et des gens étaient assassinés. Ce n’est plus le cas maintenant, mais la rancoeur est toujours présente, y compris chez les enfants qui ne sont pourtant pas nés à ce moment-là mais qui ont grandi dans la haine.» En cela, «je préfère que les murs ne tombent pas» car, affirme le jeune homme filiforme, «ils me vont très bien comme ça, j’y suis habitué et je me sens en sécurité.»

Maisons du quartier protestant de Shankill face au mur de la Cupar Way. ©Jules Bedo

Côté catholique, à Falls, Jonjo Lynch, étudiant en sciences politiques, est lui aussi contre la destruction du mur. «Si vous enlevez les murs, vous ne savez pas ce qui peut arriver après, il y a 50% de chances pour qu’il y ait des problèmes.» L’adolescent de dix-sept ans raconte avoir été témoin, il y a quelques semaines, d’une bagarre entre enfants catholiques et protestants: «Ça arrive souvent! Ils se donnent rendez-vous pour se battre au niveau de la Porte de la paix.» Cette barrière est ouverte en journée jusqu’à 18 heures pour circuler entre les deux quartiers. Il marque une pause puis ajoute: «la plupart du temps, ce sont les protestants qui lancent les hostilités.»

Jonjo Lynch, étudiant en sciences politiques à Belfast, pose devant le mur de la paix situé en face de sa maison le long de la Springfield Road. ©Prescillia Michel

Syndrome de Stockholm

Vingt-deux ans après la fin du conflit, les communautés se méfient toujours les unes des autres. Connor Maskey, élu municipal du Sinn Fein, le parti nationaliste irlandais, et également directeur de la fondation inter-communautaire Intercomm, milite pour la fin des préjugés identitaires par le dialogue entre catholiques et protestants. Pour encourager les riverains des murs à rencontrer leur voisin, l’association organise par exemple un repas le dimanche au niveau de l’interface. 

Maskey pense savoir pourquoi les murs mettent tant de temps à être détruits. «La raison principale, c’est la peur associée à l’idée de les voir disparaître. Les habitants continuent de penser qu’il y a toujours une sorte de conflit…Comme avec le syndrome de Stockholm, quand quelqu’un est retenu captif et qu’il finit par trouver cela normal. C’est pareil pour les gens qui vivent près des murs de la paix, c’est un état d’esprit. Pour abattre les murs physiques, il faut d’abord détruire les murs de l’esprit

L’élu raconte s’être engagé en faveur des relations inter-communautaires suite au rapprochement entre son père, Liam Maskey, républicain, et Billy Mitchell, un loyaliste. Ensemble, ils ont créé l’association Intercomm en 1995. «À l’époque, je me suis disputé avec lui car il avait décidé de faire ce projet avec un membre de l’UVF (Force Volontaire d’Ulster, organisation unioniste). J’avais quinze ou seize ans à ce moment-là et je lui ai dit : ‘Tu veux créer cette association avec un type qui a essayé de tuer notre famille!’ (Billy Mitchell venait de purger dix-sept ans en prison pour son implication dans un double meurtre lors d’une querelle entre groupes paramilitaires loyalistes). Deux ans plus tard, poursuit Connor Maskey, mon père a eu une grave crise cardiaque et c’est son associé Billy Mitchell qui l’a secouru. J’ai alors compris que ce n’était pas une mauvaise personne comme je le pensais.»

Mais même si l’élu municipal approuve le nouveau projet du gouvernement de détruire tous les murs d’ici 2023, il pense que «c’est trop rapide et trop proche dans le temps.» «Ça n’arrivera pas à la date prévue, ils vont devoir revoir toute leur stratégie», prédit-il. Son opinion est partagée par Billy Hutchinson, leader local du Parti Unioniste Progressiste. «Les murs de la paix sont sous la responsabilité du ministère de la Justice et ils veulent les enlever comme par magie mais ce n’est pas possible car maintenant ils font partis du paysage.» Pour Hutchinson, «les gens ont aussi besoin de vivre dans une société où différentes opinions coexistent et il faut les respecter.»

Parmi ces projets communautaires, beaucoup sont financés par le Peace IV, un programme européen pour la paix en Irlande du Nord voté pour la période 2014-2020. En accordant des subventions, l’Union européenne finance des initiatives associatives dont la plupart concernent les murs de la paix. Sur 270 millions d’euros de budget, 52,9 millions sont alloués à la création d’espaces communautaires partagés. Malgré le Brexit qui acte le départ du Royaume-Uni de l’Union Européenne et le maintien de l’Irlande du Nord dans une union douanière, l’instance européenne a voté la poursuite de ce programme jusqu’à son terme cette année. Ensuite, le Peace Plus Program prendra la relève pour la période 2020-2027. 

Rab McCallum, coordinateur de l’association Twaddell Ardoyne Shankill Communities in Transition (TASCIT) a pris en en charge le projet de démolition du mur de la paix sur la Crumlin Road à Ardoyne. «Nous avons débuté un long processus où il a fallu tout d’abord traiter la violence dans la rue, en faisant beaucoup d’interventions sur le terrain, raconte-t-il. Une fois que la violence a diminué, les relations se sont apaisées.» Le travailleur social ajoute que «chaque mur a une dynamique différente et doit être traité individuellement». L’effort de dialogue au sein de chaque communauté doit être différent, fait-il comprendre.

Ce travail associatif semble influencer les politiques. D’après un sondage réalisé en 2019 par Fonds International pour l’Irlande du Nord, une organisation qui finance des projets intercommunautaires, 76% des riverains se prononcent en faveur de leur suppression «au cours de la vie de leurs enfants ou de leurs petits-enfants», contre 68% deux ans auparavant. Cette enquête effectuée sur un échantillon de 637 personnes, à l’occasion des cinquante ans de la construction du premier mur en 1969, reflète néanmoins une disparité entre les communautés. Parmi les personnes qui souhaitent la disparition de ces murs, 85% sont de confession catholique et de sensibilité politique nationaliste et républicaine contre 72% chez les protestants, unionistes et loyalistes.

La stratégie des petits pas

A Duncairn Gardens, quartier situé dans le nord de Belfast, les pouvoirs publics ont opté pour la stratégie des petits pas. Fin janvier, la région a débuté des travaux de remplacement de son mur de la paix par une barrière moins haute. Sammie Jo, 22 ans, trouve que la multiplication des activités communautaires «a rapproché» les communautés. «Il y a beaucoup de projets communautaires en cours et les écoles deviennent mixtes, abonde la jeune femme rousse à lunettes. Je pense que les stigmates du passé ne sont plus d’actualité. C’est super que les murs tombent.»

Mur de Cupar Way séparant le quartier protestant de Shankill et catholique de Falls à Belfast. ©Jules Bedo

Pourtant, de l’autre côté de la barrière, les cicatrices du passé ne semblent toujours pas refermées. En témoigne Samuel Gimpson pour qui «les murs devraient être plus hauts car s’ils tombent, il y aura davantage d’attaques». La haine qui anime l’homme de cinquante-huit ans depuis que ses parents ont été victimes d’une attaque à la bombe perpétrée par l’IRA n’est jamais retombée: «J‘ai pour coutume de dire qu’un bon catholique est un catholique mort.»

Travail encadré par Hervé Amoric, Audrey Parmentier, Cédric Molle-Laurençon, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.

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