Reportage réalisé à Monaghan (Irlande).
L’industrie laitière, qui emploie 60 000 personnes dans le pays, s’est construite sur une très forte coopération avec le Royaume-Uni. Pour limiter les pertes face au Brexit, c’est tout un secteur qui doit se réorganiser.
Sur le chemin de terre qui mène à son exploitation de 150 hectares, Ossy Hughes pointe du doigt une colline: «A gauche, ce sont mes terres en République d’Irlande, et à droite, en Irlande du Nord.» À une centaine de mètres de là, un étroit ruisseau sépare des champs d’un même vert mais qui n’ont pas la même nationalité. Chaque jour, cet éleveur laitier de quarante-cinq ans quitte sa maison située en République d’Irlande, au Sud, pour se rendre dans son exploitation de l’autre côté de la frontière. C’est là, sur les terres britanniques d’Irlande du Nord, que se trouve son troupeau de 200 vaches, mais l’herbe qui sert à les nourrir est cultivée par Ossy Hughes sur ses terres des deux pays. Le reste de l’alimentation bovine et les services du vétérinaire proviennent exclusivement de République d’Irlande. Tout comme le camion qui vient collecter le lait de l’exploitation un matin sur deux pour l’acheminer dans une usine dans le Sud avant sa transformation.
Ossy Hughes est l’un des 18 000 agriculteurs irlandais qui exercent au coeur d’une filière basée sur une très forte coopération transfrontalière. Longtemps, il a craint que le Brexit et les menaces de rétablissement d’une frontière physique ou de contrôles douaniers entre les deux Irlandes ne rendent cauchemardesque la poursuite de son activité. «Il est difficile de calculer précisément les pertes que ça engendrerait, mais on sait que ça ferait perdre de l’argent et du temps à tout le monde», affirme-t-il. Dans les derniers numéros de la revue agricole à laquelle il est abonné, il a d’ailleurs vu se multiplier les annonces de vente de troupeaux et d’exploitations de collègues prenant leur retraite prématurément, inquiets face à l’incertitude des conditions de travail que leur imposerait le Brexit.
Une économie à l’échelle de l’île
Dans la filière laitière irlandaise, la frontière n’était jusqu’à récemment qu’un lointain souvenir. Depuis une vingtaine d’années, un réseau de coopératives est venu structurer ce secteur en collaboration totale entre les deux parties de l’île. 900 millions de litres de lait transitent à travers la frontière chaque année pour être transformés.
Lakeland Dairies est la première coopérative de la région frontalière. Chaque jour, ses camions collectent le lait de 2200 fermes comme celle de Marcus Stewart, voisin d’une trentaine de kilomètres d’Ossy Hughes. À trente ans, le jeune agriculteur représente la cinquième génération d’une famille d’éleveurs laitiers dans le Monaghan. Les menaces de rétablissement d’une frontière physique ou douanière ne semblent en rien modifier les projets de cet ambitieux Irlandais qui élargit d’année en année son troupeau bovin. Son père, Bert, exploitait la ferme alors qu’existaient encore les contrôles douaniers à la frontière, supprimés avec le marché unique en 1993. Son visage se pince lorsqu’il évoque cette période que son fils, insouciant, n’a pas connue. «Ce n’était vraiment pas pratique, se souvient-il, il y avait des contrôles de sécurité à chaque passage, des normes vétérinaires différentes… Cela prenait beaucoup plus de temps pour les coopératives. Rétablir tout ce système dans l’industrie d’aujourd’hui, ce ne serait tout simplement pas tenable.»
En débranchant le tuyau de remplissage de son camion, le chauffeur routier de la coopérative qui collecte le lait des Stewart acquiesce d’un mouvement de tête. Sean Cusack conduit une citerne de 26 000 litres de lait qu’il achemine vers les usines de Lakeland, situées à une trentaine de kilomètres de la ferme. Lorsqu’il collecte le lait en Irlande du Nord, son trajet requiert de traverser douze fois la frontière. «La frontière est sinueuse ; je dois passer par une route qui passe plusieurs fois par les deux pays sur seulement quelques kilomètres. Avec une frontière physique, il faudrait que je m’arrête, que je montre une vignette spéciale…», explique le routier. À trente-neuf ans, il a toujours exercé son métier dans une industrie aussi transfrontalière qu’elle l’est aujourd’hui. Mais il en est sûr: si les contrôles venaient à être rétablis, «absolument personne ne sortirait gagnant de cette situation.»
Garder une économie unique de l’industrie laitière à l’échelle de l’Irlande, […] c’est un projet de paix. »
Conor Mulvihill, directeur du lobby Dairy Industry Ireland
Depuis le 17 octobre dernier, les perspectives sont rassurantes pour les éleveurs et les coopératives laitières. Le Protocole irlandais, contracté entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, garantit que même sans accord de libre-échange entre les deux parties d’ici le 31 décembre 2020, aucun contrôle ni tarif douanier ne pourra être établi entre l’Irlande et l’Irlande du Nord.
Un soulagement pour Conor Mulvihill, directeur du lobby laitier Dairy Industry Ireland. Depuis le début des négociations, il soulignait l’urgence «vitale» d’empêcher le retour de contrôles à la frontière et de taxes douanières. Sans accord, une taxe de vingt centimes par litre aurait été appliquée sur le lait nord-irlandais importé en République d’Irlande, le condamnant à voir son prix doubler. Une perspective insoutenable pour les 35% de lait nord-irlandais transformés au sud de la frontière. Le Teagasc, organisme public de recherche agricole, qualifiait ces perspectives d’«apocalyptiques» pour les 3 000 éleveurs nord-irlandais. Avec le protocole, dorénavant inscrit dans la loi britannique, l’organisation très intégrée de l’industrie laitière de l’île devrait pouvoir suivre son cours et préserver la concorde si durement obtenue à la frontière. «Nous nous battons pour garder une économie unique de l’industrie laitière à l’échelle de l’Irlande car c’est un enjeu qui dépasse largement une question économique: c’est un projet de paix», martèle Conor Mulvihill.
Être prêt «quoi qu’il arrive»
Pourtant, depuis l’annonce du Brexit en 2016, les coopératives laitières restent sur leurs gardes et anticipent leur réorganisation. «Boris Johnson assure qu’il n’y aura pas de contrôle douanier à la frontière mais ce n’est qu’une promesse qu’il avance pour les négociations, assure Ruairi Cunningham, directeur de l’entreprise Strathroy, coopérative laitière d’Omagh, en Irlande du Nord. Nous, on est prêt quoi qu’il arrive.» 110 camions de la coopérative traversent quotidiennement la frontière pour collecter le lait de 250 fermes également réparties de chaque côté de la frontière. Après avoir abandonné le coûteux projet de construction d’une usine de pasteurisation en République d’Irlande, estimé à près de 12 millions d’euros, la coopérative sait pouvoir recourir à une option créée par l’organisation mondiale des douanes: l’outward et inward processing, ou perfectionnement passif et actif. La solution permettrait d’importer le lait de République d’Irlande pour lui faire subir une transformation en Irlande du Nord avant de le réexporter dans l’Union européenne sans droit de douane. La coopérative prévoit même de se plier aux normes les plus exigeantes pour s’assurer qu’elle accèdera facilement au marché britannique comme au marché européen. «Il y aurait de la paperasse et des surcoûts mais nous nous y sommes préparés», insiste Ruairi Cunningham qui tient à ce que son entreprise «soit prête pour la pire des situations afin de gérer toute issue qui n’ira pas aussi loin».
Une dépendance excessive vis-à-vis du Royaume-Uni
Comme la filière équine, l’industrie laitière irlandaise se sait aussi extrêmement dépendante de son voisin britannique. Un quart des produits de l’île verte sont aujourd’hui consommés au Royaume-Uni alors que la filière irlandaise dépend à 92% des exportations. Sans accord entre l’Union et le gouvernement britannique, 400 millions d’euros de droits de douane pourraient s’appliquer sur ces produits, selon les calculs de Dairy Industry Ireland en fonction des tarifs douaniers annoncés par le gouvernement de Theresa May l’an dernier. «Je pense que le prix de mon lait pourra baisser», suggère l’éleveur James O’Connor. Le quinquagénaire est basé à cinq kilomètres de la frontière, en République d’Irlande. «Je suis préparé à vendre mon litre de lait trente centimes plutôt que trente-deux aujourd’hui, mais c’est parce que j’ai une exploitation importante, assure celui qui élève un troupeau de 300 vaches. Pour les plus petits éleveurs, ça pourrait être compliqué.»
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La menace est plus complexe encore puisque début février, le successeur de Theresa May au 10, Downing Street, Boris Johnson, a indiqué son intention d’appliquer sur les produits entrant dans le Royaume-Uni, hors Irlande du Nord, des contrôles douaniers complets et des taxes plus élevées qu’annoncé. «Il est difficile pour nous de mesurer l’impact exact du Brexit sur la filière puisque rien n’est encore certain, déplore Trevor Donnellan, chercheur auprès de l’organisme irlandais de recherche agricole Teagasc. Or puisqu’il est difficile de prévoir, il est impossible pour les entreprises de faire des projets.»
Depuis 2016, l’industrie laitière irlandaise a déjà trouvé d’autres partenaires commerciaux: la Chine pour le lait infantile ou encore l’Afrique de l’Ouest pour la poudre de lait. Les perspectives sont plus sombres pour le secteur du cheddar, dont plus de la moitié de la production nationale est consommée au Royaume-Uni. Mais impossible pour les fabricants irlandais de se tourner vers d’autres marchés. Les droits de douane américains sont trop chers; l’Europe continentale est peu friande de cheddar. Dépendantes, mais prévoyantes, les plus grosses entreprises ont investi dans de nouveaux processus de fabrication. En 2019, les poids lourds du secteur Carbery et Glanbia ont entrepris la construction de deux usines destinées à la production de 80 000 tonnes de mozzarella. Après avoir constitué des stocks de fromage sur le territoire britannique l’an passé, la compagnie Dairygold se tourne quant à elle vers la production de fromage norvégien à hauteur de 50 000 tonnes par an.
Objectif zéro taxe
Le lobby Dairy Industry Ireland applaudit la capacité d’adaptation démontrée par les entreprises irlandaises: «Dans une certaine mesure, le Brexit a botté les fesses de notre industrie, trop dépendante du Royaume-Uni, sourit le directeur Conor Mulvihill. Nous avons encore beaucoup de travail à fournir mais notre objectif reste de maintenir le statu quo et garantir qu’il n’y aura pas de taxe».
Mais loin de la détermination du lobby à Dublin, l’incertitude règne toujours dans les campagnes irlandaises. Désabusé, Ossy Hughes est accoudé à la barrière de ses champs transfrontaliers: «Nous, on subit les conséquences mais on n’a aucun pouvoir.» En attendant l’issue des négociations entre Londres et Bruxelles, l’agriculteur continue sobrement d’élever son troupeau sur l’île verte. «Franchement, vous pensez que quiconque a une idée de ce qu’il va se passer? De toute façon, les fermiers seront les derniers à le savoir.»
Travail encadré par Cédric Molle-Laurençon, Audrey Parmentier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.