Crises

À Dublin, travailler ne permet pas forcément de se loger

Reportage réalisé à Dublin (Irlande)

Malgré une croissance florissante encouragée par l’implantation des géants de la technologie, la capitale irlandaise peine à loger ses actifs. Expulsés, vivant à l’hôtel ou dans des appartements insalubres, certains Dublinois ont du mal à trouver un toit. 

Quand son service au restaurant se termine, Kavy Ramgutty rentre chez lui dans le quartier de Smithfield, à quinze minutes à pied du centre de Dublin. Bien installé dans son fauteuil, il regarde Facebook, veste en cuir sur les épaules et casque sur les oreilles. Autour de lui, d’autres fauteuils semblables au sien, des ordinateurs branchés aux prises murales et un groupe d’adolescents espagnols qui débat du meilleur fish and chips de la ville. Car Kavy est chez lui, mais pas vraiment. Depuis qu’il est arrivé en Irlande, il y a près d’un an et demi, ce Mauricien de 26 ans ne vit que dans des auberges de jeunesse, faute de pouvoir trouver un appartement.

Kavy et ses valises dans sa chambre d’hôtel du Generator à Dublin. Dedans, toute sa vie depuis qu’il est arrivé à Dublin. © Sandrine Tran

La capitale de la République d’Irlande compte plus de 500.000 habitants. Un chiffre qui s’élève à près de 1,2 millions si l’on prend en compte l’agglomération, soit un quart de la population irlandaise. Il faut y compter plus de 1000 euros par mois pour accéder à une chambre individuelle en colocation. «Je pourrais louer mais je serais obligé de partager ma chambre avec quelqu’un, explique Kavy. Après un an à enchaîner les auberges, je préfèrerais retrouver mon intimité.» Impossible, quand on gagne environ 1600 euros par mois sans économies de côté: «Même si je trouvais un appartement, la caution d’un mois de loyer est trop élevée pour moi.» 

Pour les porte-monnaie petits ou moyens, peu de solution : soit l’auberge de jeunesse, soit des chambres partagées dans le parc immobilier privé, où les lits s’entassent et l’intimité s’envole aussi vite qu’un parapluie dans les rues dublinoises.

Depuis 2008, le marché de l’immobilier est en pleine crise dans la capitale irlandaise. «Faute de financement, de nombreuses constructions ont été abandonnées après la crise. Pendant près de cinq ans, nous n’avons construit aucun logement», explique Jim O’leary, conseiller du comté de Dundrum, dans la banlieue sud de Dublin. Ancien cadre dans la banque, ce quinquagénaire s’est reconverti dans la politique locale aux couleurs du Fine Gael, le parti de centre droit au pouvoir. «Aujourd’hui, s’il y a une crise du logement, c’est tout simplement parce qu’il n’y en a pas assez», conclut-il. 

« Quand des logements sont construits, ils ne sont pas accessibles aux classes les plus pauvres mais aux cadres de Google. »

David Oylearts, membre de l’association Dublin Renters Union

Mais pour David Oylearts, le problème est lié à une inaction du gouvernement qui favorise les propriétaires. Il fait partie de l’association Dublin Renters Union qui milite pour une meilleure protection des locataires. Assis dans un supermarché de O’Connell Street, une des artères principales de la ville, il s’emporte devant son café. « Quand des logements sont construits, ils ne sont pas accessibles aux classes les plus pauvres mais aux cadres de Google ».

David Oylearts est membre de l’association Dublin Renters Union qui défend les droits des locataires. © Sandrine Tran

À 42 ans, ce père de deux adolescents, employé d’une agence de sécurité, a voté Sinn Fein aux dernières législatives en février. Classé à l’extrême gauche, ce parti est la vitrine politique de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise connue pour ses luttes armées contre la présence britannique à la fin des années 1980, ouvertement nationaliste et pro-réunification. Mary-Lou McDonald, la patronne du parti, l’a hissé au coude à coude avec la majorité sortante en axant son programme sur une meilleure protection sociale, en particulier sur les questions de logement. 

«Depuis plusieurs années, l’État ne contrôle pas les propriétaires. Avec mon association, nous essayons d’aider les locataires manipulés», accuse David. Il fait référence aux expulsions abusives. «Un propriétaire peut expulser une famille au motif qu’il va faire des rénovations, alors qu’il va tout simplement relouer à un prix plus élevé», peste le quadragénaire.

C’est ce qui est arrivé à Ronda Sheldreck, venue assister à un meeting du Sinn Fein au Liberty Hall de Dublin, fin février. Cette femme de 46 ans raconte avoir été expulsée de sa maison en 2017 avec son mari et son fils, alors âgé de six ans. «J’apprends que je n’aurais plus payé mon loyer depuis plusieurs mois, selon mon propriétaire, et qu’il veut m’expulser», explique-t-elle d’une voix tremblante dans un anglais parsemé d’argot.

Sa famille s’est alors retrouvée à la rue, malgré une plainte. Elle a alors été prise en charge par la municipalité via le Dublin Region Homeless Executive (DRHE) qui s’occupe des sans-domicile fixe en leur attribuant un logement provisoire, le plus souvent une chambre d’hôtel. «J’ai eu de la chance car je ne suis restée que dix mois. Nous étions sur liste prioritaire car mon fils est autiste», détaille Ronda.

Comme elle, ce sont aujourd’hui 621 ménages de Dublin qui sont hébergés dans des hôtels payés par la municipalité. La plupart des ménages logés dans ces hôtels sont dans l’attente d’un logement social, dont il y a aussi pénurie.

The Townhouse fait partie des hôtels réquisitionnés par la municipalité pour accueillir des personnes sans domicile. © Sandrine Tran

Ces hébergements d’urgence ont été la première solution trouvée par la municipalité pour pallier le manque de logements d’urgence dans la ville. Au début, les familles étaient elles-mêmes chargées de trouver un hôtel, et étaient remboursées par la municipalité. «De plus en plus, pour répondre aux besoins des familles sans domicile, des centres familiaux ont été créés», ajoute cette dernière. Des hôtels ou des auberges de jeunesse ont été sollicités par la municipalité pour héberger les sans-domicile, et leur proposent des espaces communs pour cuisiner et laver leur linge ou encore des espaces de récréation pour les enfants. Les actifs récemment à la rue y côtoient des sans-domicile fixe à la recherche d’un logement depuis plusieurs mois voire depuis plusieurs années. 

Un frein au développement de l’économie ?

Cette crise du logement contraste avec les excellents indicateurs économiques de l’Irlande : 8,2% de croissance en 2018 selon la Banque mondiale, avec seulement 4,8% de chômage selon les derniers chiffres de l’Union européenne, soit presque moitié moins qu’en France (8,5%). Et cela, grâce à une politique fiscale avantageuse pour les entreprises. En Irlande, l’impôt sur les sociétés ne s’élève qu’à 12,5% contre 33% en France. Avec certaines entreprises étrangères, une fiscalité au cas par cas est même négociée pour attirer le capital. Apple n’a ainsi payé que 0,005% d’impôt dans le pays en 2014.

En conséquence, dans les rues de Dublin, des accents brésiliens, français ou italiens se mélangent. Ces expatriés travaillent pour certains chez Facebook, Twitter ou Airbnb, mais également pour des PME.

Yoan Kerivel, 25 ans, fait partie de ces expatriés venus tenter leur chance dans la capitale irlandaise. Cet ingénieur en électronique a été repéré quelques mois après la fin de ses études par un entrepreneur français à la tête d’une PME. Il lui propose un contrat à durée indéterminée à Dublin. Pour le Brestois, pas d’hésitation : «J’avais adoré la ville en venant passer l’entretien, alors j’ai accepté».

C’était sans compter la difficulté de se loger. «J’ai mis plus de 2 semaines à trouver un appartement et c’est une chambre dans une maison en colocation parce que je n’ai pas le choix vu les prix», affirme-t-il. Pourtant, le jeune ingénieur gagne 3000 euros nets par mois. «Ça me fait chier parce que cela faisait trois ans que je vivais seul dans un appartement à la Trinité-sur-mer et que je payais 520 euros par mois pour 40 mètres carrés». Ici, il a dû revoir ses ambitions à la baisse, et faire une croix sur son véhicule. 

«Il y a vingt ans, les recrutements se faisaient auprès de personnes peu qualifiées, notamment dans les call centers. Aujourd’hui, ce sont des personnes hautement qualifiées qui sont recrutées.»

Laurent Girard-Claudon, PDG de l’agence de recrutement Approach people

Un problème bien connu d’Approach People, une agence de recrutement française basée à Dublin depuis vingt ans. Spécialisée dans la mobilité européenne, elle met en relation des profils multilingues avec des entreprises irlandaises. «Il y a vingt ans, les recrutements se faisaient auprès de personnes peu qualifiées, notamment dans les call centers. Aujourd’hui, ce sont des personnes hautement qualifiées qui sont recrutées», affirme Laurent Girard-Claudon, fondateur et directeur du cabinet. «Avant, on pouvait donc venir à Dublin sans beaucoup de préparation mais aujourd’hui c’est impossible.»

Et le marché de l’immobilier a des conséquences directes sur le recrutement: «Quand je recrute pour les géants de la technologie ici, je leur dis qu’il faut adapter leur salaire aux conditions de vie à Dublin», explique le PDG. Conséquence: des salaires qui ne descendent pas en dessous de 40.000 euros par an et des chambres d’hôtels payées les premières semaines pour les employés à la recherche d’un logement.

Ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à cette course au logement n’ont d’autre solution que de rentrer ou de trouver une autre destination. «Je n’étais pas complètement satisfait des missions au départ et, couplé aux problèmes du logement et au coût de la vie à Dublin, j’ai décidé de repartir», avoue Yoan. Avec son salaire de moitié inférieur à celui du jeune ingénieur français, Kavy est évidemment lui aussi confronté à un futur incertain. «Dans les auberges, les prix fluctuent en fonction de la saison et je dois changer de chambre toutes les deux semaines maximum», soupire-t-il. «C’est donc assez difficile de s’installer sur le long terme et de mener une vie ici. Si ça ne s’améliore pas, je serai obligé de partir d’Irlande. Peut-être vers l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.»

Travail encadré par Catherine Legras et relu par Jean-Marie Pottier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor.

Sandrine Tran
Étudiante de la 74e promotion du CFJ. Férue de sujets de société. Plume libre et rêveuse. Tente de se soigner en respectant ses angles.

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