Crises

L’arbre qui gâche la forêt

Reportage réalisé dans le comté de Leitrim (Irlande)

Avec pour objectif la neutralité carbone en 2050, l’Irlande mise sur une reforestation massive de son territoire pour réduire ses émissions de CO2. Mais cette politique environnementale se heurte à une résistance farouche de la part de certains Irlandais, sceptiques quant à ses bienfaits écologiques.   

Les forêts se succèdent à perte de vue. De jeunes arbres, plantés l’été dernier, pointent gaillardement leur cime, d’un vert très clair, jusqu’à une soixantaine de centimètres hors de terre. Sur les terrains suivants, les plus vieux, âgés d’une quarantaine d’années, atteignent une trentaine de mètres.

Une forêt de jeunes épicéas de Sitka, plantée il y a quatre ans. © Fabiola Le Tournoulx

À quelques kilomètres de Carrick-on-Shannon, capitale du comté de Leitrim, dans le nord de l’Irlande, le van de Willie Stewart roule dans l’ombre d’un épais mur d’arbres. Brusquement, ce mur s’affaisse et un véritable champ de bataille apparaît au soleil. Willie ne dit rien, mais sa colère est manifeste. Sous ses yeux s’étend une immense prairie dévastée, jonchée de souches et de débris d’arbre. «Ils viennent de les raser» soupire le quadragénaire. Originaire de Dublin, il est membre de Save Leitrim, une association qui lutte contre les excès de la foresterie en Irlande : «J’aime bien les arbres, mais là je crois qu’il vaut mieux que je me réjouisse de les voir coupés».

Après la coupe à blanc des forêts, les champs de souches sont laissés tel quel pendant 1 à 2 ans. © Fabiola Le Tournoulx

La forêt est un sujet particulièrement sensible pour les Irlandais, qui entretiennent avec elle une relation passionnelle. En quelques mots, le botaniste Fraser Mitchell, de l’université de Trinity à Dublin, la raconte: «Avant l’arrivée des hommes, l’Irlande était recouverte à 80 % d’arbres. Nous sommes arrivés et nous avons tout coupé. En 1928, nous n’avions plus que 1 % de surface boisée sur notre territoire. Depuis, l’Irlande mène une politique de reforestation qui porte ses fruits puisque aujourd’hui nous en sommes à 11 %.» Un chiffre encore très faible vis-à-vis des autres pays européens dont la moyenne est de 33 %. «Nous avons besoin de forêt, et nos espèces ont besoin de forêts pour se développer», conclut le professeur.

Besoin, certes, mais à quel prix ? La question fait aujourd’hui débat chez les Irlandais, qui ne plaisantent pas avec ce sujet. Le 28 février avait ainsi lieu le procès de Sioned Jones, accusée d’avoir tronçonné 600 épicéas de Sitka appartenant à l’entreprise publique de gestion des forêts Coillte, dans le sud du pays. La sexagénaire revendiquait la plantation d’arbres natifs d’Irlande, et non plus de ces conifères originaires d’Amérique du Nord.

Une reforestation qui ne date pas d’hier …

Depuis les années 1990, l’Etat irlandais tente de mener un reboisement plus vert. L’objectif n’est plus seulement de doper son économie, mais de contribuer à la baisse de ses émissions de CO2. Les arbres absorbent le dioxyde de carbone émis dans l’atmosphère. Misant sur cette capacité, l’Irlande démultiplie ses forêts pour capturer davantage de CO2. Mais la première vague de reboisement du pays s’était peu préoccupée de l’environnement. La Seconde Guerre mondiale avait littéralement épuisé les stocks de bois, et le besoin de créer de nouveaux emplois était pressant. Les terres irlandaises, en particulier sur la côte ouest, sont très humides et davantage propices à la plantation d’arbres qu’à la culture des céréales. « Dès 1900, des expériences ont été menées pour déterminer quelle espèce de bois pousserait le mieux sur nos terres peu riches”, explique Pat Neville, responsable de la communication de Coillte. “Et il s’est avéré que l’épicéa de sitka se satisfaisait très bien de ces terres, et poussait même deux à trois fois plus vite que dans d’autres régions du monde !”

Une aubaine pour les agriculteurs, propriétaires de ces terrains, qui avaient du mal à vivre de leur activité. Dans les années 70-80, le gouvernement a décidé de les inciter, par un système de subventions, à planter des arbres dans leur champ. À cette époque, l’état possédait 90 % des espaces boisés. L’appel de la forêt, et surtout de la manne financière qu’elle représentait, a transformé la foresterie irlandaise : 52% des forêts sont détenues actuellement par l’État à travers Coillte, et 48% par des propriétaires privés.   

Lire aussi : Dans le Leitrim, l’épicéa est dans le pré

… et dont les bienfaits sont contestés 

Le problème de cette politique, comme le souligne Pat Neville, c’est que « le gouvernement a visé la quantité et non la qualité» avec des forêts rentables économiquement mais nocives pour la biodiversité. Comme le souligne l’association de défense des oiseaux BirdWatch, la monoculture de l’épicéa de sitka, qui représente la moitié des forêts, menace l’existence d’insectes ou d’oiseaux qui n’y trouvent plus de quoi subvenir à leurs besoins. Le courlis, par exemple, un échassier qui a besoin de vastes étendues humides pour vivre, est particulièrement menacé par la colonisation de son habitat par les Sitka. Marine Valmier, doctorante à l’université Trinity de Dublin et spécialiste des sols organiques, apporte un autre argument : « Les Irlandais ont voulu drainer des sols marécageux et des tourbières pour y planter des forêts». Une erreur impardonnable pour la chercheuse, puisque les tourbières ont une capacité de stockage de carbone inégalable. «Ce sont les seuls êtres vivants qui absorbent plus de CO2 qu’ils n’en rejettent.»

Certaines forêts dans le comté de Leitrim sont tellement denses qu’il est difficile de s’y promener. © Fabiola Le Tournoulx

Une trentaine d’années plus tard, les arbres sont arrivés à maturité. «Ils ont grandi, et nous payons les pots cassés de ce plantage inconsidéré», se désole Willie Stewart. Dans l’une des forêts du Leitrim, les arbres sont si proches les uns des autres que leur branches s’entremêlent et qu’aucune feuille n’y pousse. Sur le sol, une épaisse couverture d’épines a remplacé l’humus habituel et empêche toute espèce de plante ou de fleur de prendre racine. « De nombreux arbres tombent parfois sur la route car le terrain sur lequel ils ont été plantés n’était pas fait pour cela, mais personne n’a pris le temps de l’étudier», s’énerve le riverain. Et quand vient le moment de raser ces plantations, la foresterie laisse encore des traces. Devant chez lui, Willie a vu surgir un cours d’eau juste après la disparition de la forêt. Un phénomène dû, selon lui, au fait que l’eau retenue par les arbres jusqu’alors, s’écoule désormais librement, fragilisant les routes et les autres végétations sur son passage.

Willie Stewart, membre de Save Leitrim, l’association qui lutte contre l’implantation de forêts d’exploitation. © Fabiola Le Tournoulx

Si le terrain n’est pas adapté (ici trop humide), les racines des arbres ne peuvent s’enfoncer en profondeur dans le sol. Et lorsque l’arbre s’affaisse il entraîne avec lui une partie du terrain. © Fabiola Le Tournoulx

Après le rasage de la forêt, l’eau retenue par les arbres s’écoule sur les routes. © Fabiola Le Tournoulx

En pénétrant dans son jardin Willie regarde ses propres arbres et s’inquiète : « Ils ont grandi protégés par la forêt voisine. Ils ne sont pas assez forts pour résister aux vents d’Irlande. » Et le jour où ses arbres s’effondreront, Willie n’aura personne, parmi les propriétaires des forêts voisines, à qui s’adresser : «Ce sont des voisins nuisibles mais invisibles, ils plantent leur forêt parfois à des kilomètres de leur résidence et ne passent que très rarement la voir». Pippa Hackett, porte-parole du Parti écologiste irlandais, rejoint Willie dans cette opposition : “La reforestation du comté de Leitrim est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Les communautés ont été très négativement affectées, et cela a fait l’objet d’une condamnation unanime.” 

Le développement d’une forêt durable

Si la reforestation cause des dégâts, la question de ses bienfaits environnementaux n’est toujours pas tranchée. «Il vaut mieux une forêt composée uniquement de Sitka que pas de forêt du tout», affirme le botaniste Fraser Mitchell, qui reconnaît cependant que la capture du carbone revendiquée par le gouvernement ne tient que partiellement la route. Les arbres capturent le carbone en grandissant mais lorsqu’ils sont coupés, ils rejettent une partie du gaz emmagasiné. «Nous avons un gros travail de recherche à faire pour trouver un moyen de récupérer tout ce CO2!», conclut-il. La foresterie doit également trouver une façon d’exploiter ses arbres sans tous les couper d’un coup car cela constitue «un énorme choc pour la biodiversité».

Il arrive fréquemment que les arbres tombent. Détruisant les poteaux électriques ou les infrastructures routières. © Fabiola Le Tournoulx

Progressivement, l’industrie tente d’ajuster ses pratiques aux préoccupations environnementales. «Depuis 2014, le National Forestry Act nous donne certaines lignes de conduites dans la plantation d’arbres»,  détaille Kenny McCauley. Ce jeune trentenaire travaille dans la ferme de son père, dont les champs ont été convertis en forêt en 2008. S’il veut planter un terrain avec des épicéas de Sitka, ceux-ci ne pourront en couvrir que 70 % de sa surface. 15 % devront être consacrés à des arbres feuillus, afin de ménager une diversité dans les espèces élevées, et les 15 % restants seront laissés inchangés afin de préserver la biodiversité. De même, le gouvernement offre une subvention plus avantageuse aux propriétaires désireux de cultiver des espèces feuillues ou natives d’Irlande. Cette politique semble porter ses fruits puisque entre 2016 et 2018, la plantation d’arbres feuillus a augmenté de 7 % et s’établit aujourd’hui à 27 % de la totalité des arbres, selon un rapport de 2019 du ministère de l’Agriculture. L’entreprise publique Coillte a, de son côté, cessé d’investir dans de nouveaux terrains et concentre son activité d’exploitation sur les terres déjà plantées. 20 % de ses forêts sont désormais consacrées à la préservation de la biodiversité.

Si la reforestation semble peu à peu se doter d’une conscience verte, les conflits à ce sujet sont encore loin d’être apaisés. Willie et les militants de Save Leitrim affirment ainsi ne bénéficier d’aucune écoute chez les compagnies forestières, tandis que ces dernières revendiquent leur engagement. Greenwashing ou réelle préoccupation environnementale? Trois quarts des forêts ont moins de 30 ans, et il faudra sans doute attendre une nouvelle génération d’arbres pour évaluer l’impact des efforts écologiques des forestiers.

Travail encadré par Audrey Parmentier, Cédric Rouquette, Jean-Marie Pottier

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