Crises

Dans l’estuaire de Carlingford, la vie suspendue aux négociations du Brexit

Reportage réalisé dans l’estuaire de Carlingford (Irlande-Irlande du Nord). 

Frontière naturelle entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, l’estuaire de Carlingford concentre toutes les préoccupations des acteurs de la pêche face au Brexit. Ici, tout le monde tente de se préparer, sans vraiment savoir à quoi.

Depuis les fenêtres du préfabriqué qui lui tient lieu de bureau, Kian Louet-Feisser pointe fièrement du doigt les rangées formées par ses tables à huîtres. Elles habillent sur 400 mètres l’estuaire de Carlingford à marée basse. Lorsque la mer recouvre les précieux coquillages, seules les côtes de l’Irlande du Nord, l’une des quatre nations du Royaume-Uni, s’offrent au regard, à seulement deux kilomètres de là. «Ce que je fais, c’est transformer la lumière du soleil et l’eau de mer en euros», s’enorgueillit-il. Le géant au bonnet à l’envers, jogging et polaire à l’effigie de la «Carlingford Oysters Company» a repris il y a vingt ans la ferme ostréicole familiale, située sur le rivage irlandais de l’estuaire, à Mullatee. 

Kian Louet-Feisser, fondateur de la Carlingford Oysters Company, à Mullatee (République d’Irlande). ©Armelle Exposito

L’élégant bras de mer met en scène toutes les craintes du Brexit. De part et d’autre de la côte, les acteurs de la pêche s’inquiètent depuis trois ans des conséquences qu’aura pour eux la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. «Ici, on vit au ralenti, dans l’attente de savoir ce qui va se passer» résume désabusé Brian Cunningham, mytiliculteur —éleveur de moules— et propriétaire de plusieurs chalutiers en Irlande du Nord. 

Si le Royaume-Uni a officiellement quitté l’UE le 1er février, l’accord de sortie négocié jusqu’ici par les deux parties prévoit une période de transition qui s’achèvera au plus tôt le 31 décembre 2020, au plus tard le 31 décembre 2022. Des discussions ont commencé le 2 mars à Bruxelles et doivent permettre à l’UE et au Royaume-Uni de définir un accord concernant leurs relations commerciales futures, notamment dans le domaine de la pêche. La vie dans l’estuaire y est suspendue.

L’élevage d’huîtres a justement été introduit dans ce bras de mer lors de l’entrée de l’Irlande dans la Communauté économique européenne, en 1973. «Le but du gouvernement était de créer de l’emploi dans les zones rurales», explique Kian. Objectif atteint puisque l’ostréiculture pesait 44 millions d’euros en 2018, selon l’agence irlandaise pour le développement de la pêche maritime et de l’aquaculture (BIM). Le second secteur de l’aquaculture nationale derrière l’élevage de saumon. 

Deux pays face à face

Cartographie de l’estuaire de Carlingford. ©Armelle Exposito

Entouré des majestueuses Mournes Mountains, l’estuaire de Carlingford met en scène le face à face de deux pays. Le ferry et la route relient aisément les deux rives: il faut seulement vingt minutes pour passer de Greenore (République d’Irlande) à Greencastle (Irlande du Nord, ou Ulster) à bord du Carlingford Lough Ferry. En voiture, quarante minutes et le passage d’une frontière invisible sont nécessaires, depuis Mullatee, pour contourner l’estuaire et atteindre l’Ulster.

Cette situation géographique, Kian l’a mise à profit. «Les huîtres sont chargées dans un camion à 4 heures du matin, détaille l’ostréiculteur basé en République d’Irlande. Elles prennent ensuite la direction de l’aéroport de Belfast, et atterrissent sept heures plus tard en Angleterre». Passer par l’Irlande du Nord est pour lui un gain de temps considérable. Peut-être plus pour longtemps.

«Espérez le meilleur et préparez-vous pour le pire.»

Ce père de trois enfants a appris le résultat du Brexit dans un ferry pour la France. «La perspective des vacances s’est évanouie et la panique a pris le dessus, se remémore ce géant aux ongles terreux. À l’époque, 80% de mes huîtres étaient exportées au Royaume-Uni.» Une fois retiré, le bonnet du quinquagénaire dévoile ses cheveux grisonnants : «lorsque je regarde des photos de moi il y a trois ans, je me dis que j’ai vraiment vieilli.»

Mais l’anxiété n’a pas empêché Kian de se préparer. Il a tenté, tant bien que mal, de trouver de nouveaux clients afin de sauver son entreprise et ses dix-huit employés. Un objectif à moitié atteint. «Les Irlandais ne sont pas de gros consommateurs de fruits de mer et le marché français est assez saturé, analyse t-il,  je me suis donc tourné vers l’Asie.» S’il exporte désormais 30% de ses huîtres vers la Chine et d’autres pays asiatiques, Kian  envoie encore la moitié de sa production en Angleterre, troisième marché d’exportation pour les acteurs de l’aquaculture irlandaise, derrière l’Asie et l’UE. Il est loin d’être prêt en cas d’une sortie du Royaume-Uni sans accord commercial de libre-échange.

L’instauration de taxes douanières pour exporter ses huîtres vers la Grande-Bretagne ainsi que la fluctuation du taux de la livre sterling pourraient représenter pour lui un coût supplémentaire non négligeable. «Les restaurants anglais avec lesquels je travaille ont pour certains besoin d’être livrés en petites quantités plusieurs fois par semaine», s’anime l’ostréiculteur. «Si soixante-dix euros de taxes douanières sont appliqués à chaque livraison, ce ne sera plus tenable pour moi». 

 

Fatigué, Kian se sent de plus en plus délaissé par les pouvoir publics, qui semblent avoir eux aussi épuisé toutes leurs ressources. «Depuis le Brexit, le gouvernement irlandais a organisé plusieurs ateliers pour nous expliquer comment développer de nouveaux marchés reconnaît-il, mais je trouve irresponsable qu’il nous dise à présent: “Espérez le meilleur et préparez-vous pour le pire.”»

De l’autre côté du rivage, en Irlande du Nord, Brian Cunningham, ne considère lui plus son activité menacée. En trois ans, ce fervent défenseur de l’Union européenne a dépensé un total de 400 000 euros afin d’anticiper au mieux les conséquence du Brexit sur son entreprise. Pour continuer à accéder aux eaux de l’Union européenne, ce mytiliculteur installé à Kilkeel a créé un second élevage de moules du côté irlandais de l’estuaire. Membre de Borders communities against Brexit, un groupe apolitique qui organise des actions contre le rétablissement de la frontière, le patron de quinze employés a aussi enregistré la moitié de ses chalutiers britanniques à Dundalk, un port de République d’Irlande situé à trente kilomètre au sud de l’estuaire. Né en Irlande du Nord, Brian ne se sent pourtant absolument pas britannique et applique scrupuleusement le même précepte depuis trois ans: «Never trust the British in negotiations » («Ne jamais croire les Britanniques dans les négociations»)

Brian Cunningham est le responsable de l’entreprise Clougmore Shellfish Ltd, basée à Kilkeel (Irlande du Nord). ©Armelle Exposito

Une mauvaise moule et «tout le camion est contaminé.»

Mais le contrôle des marchandises pourrait allonger le temps de transport des 150 tonnes de moules que Brian envoie chaque année vers la France, voire les rendre non comestibles. Sur une feuille blanche, il trace nerveusement une carte sur laquelle le Royaume-Uni, l’Irlande et l’Europe forment un triangle. Il noircit d’un gribouillis, avec une colère sourde, le port anglais de Douvres. «Actuellement, les moules partent de Cork jusqu’au port de Douvres d’où elles sont envoyées par la route aux Pays-Bas et en France, tout cela en seulement vingt heures, commence t-il, faussement calme. On nous a dit que les éventuels contrôles douaniers au port pourraient prendre jusqu’à quinze heures. Le problème des moules, c’est qu’il faut les acheminer en quarante heures maximum : si l’une devient mauvaise, tout le camion est contaminé.» 

L’entrepreneur devrait embaucher des chauffeurs supplémentaires pour assurer le trajet jusqu’au continent européen, sans pouvoir en répercuter le coût sur le prix de vente des moules. «D’après mes calculs, envoyer 24 000 kg de moules me coûtera 2700 euros, 900 euros de plus qu’aujourd’hui s’alarme t-il. Le problème, c’est que la concurrence européenne est rude: pourquoi acheter des moules irlandaises si elles deviennent plus chères?»  Face à cette interrogation sans réponse, il a décidé de lâcher prise: «j’ai fait tout ce que je pouvais au niveau local mais les délais d’exportation ne dépendent pas de moi.» 

L’Union européenne empêche de prendre la mer

Trevor McKee, vice-président du NIFPO, à bord de son chalutier, le Sparkling Sea (Kilkeel, Irlande du Nord). ©Armelle Exposito

Depuis son bureau situé sur les docks de Kilkeel, premier port d’Irlande du Nord situé à l’embouchure de l’estuaire de Carlingford, Brian montre du doigt les chalutiers à quai : «ici, 95 % des pêcheurs ont voté pour sortir de l’Union européenne.» Parmi eux, Trevor McKee, le vice président du Northern Ireland Fish Producers’ Organisation (NIFPO), principal syndicat de pêche nord-irlandais pro-Brexit. Le moral de celui qui soutient toujours ce divorce n’est pourtant pas au beau fixe. Si le Premier ministre britannique Boris Johnson interdisait aux chalutiers de l’UE l’accès à ses eaux territoriales, cette dernière pourrait bien faire de même. Sans accès à la Baie de Dublin, où il pêche 70 % de ses prises, Trevor serait contraint de renoncer à son activité. 

«Je me suis toujours battu contre l’Europe» assène l’homme de cinquante-six ans au visage rond, installé à la table en formica de la petite cuisine plaquée bois du Sparkling Sea, son chalutier. Au mur, un cadre dans lequel sont affichées une dizaine de photographies dévoile un passé prospère. Parmi elles, celle de Trevor souriant, immergé jusqu’à la poitrine dans la montagne de cabillauds qu’il a ramenés ce jour-là. 

Trevor McKee, installé dans la cuisine du Sparkling Sea (Kilkeel, Irlande du Nord). ©Armelle Exposito 

« Un partage égal des eaux »

Son histoire illustre celle de la majorité des pêcheurs de Kilkeel. «Jusqu’en 2002, on pêchait entre 65 et 70% de notre chiffre d’affaires du 14 février au 4 mai, la saison du cabillaud, se remémore t-il. Kilkeel comptait 200 navires, tous pleins à craquer de poissons.» C’était avant qu’une directive européenne déclare cette zone en surpêche et que le gouvernement nord-irlandais y interdise totalement la pêche. Cette mesure a motivé les pêcheurs locaux à voter pour le Brexit. Sur la cinquantaine de chalutiers amarrés à Kilkeel, seule une dizaine a eu les moyens de se reconvertir dans la pêche aux crevettes de la baie de Dublin. Trevor se désespère: «j’ai dû investir 100 000 euros pour transformer mon bateau de pêche au cabillaud en bateau de pêche à crevette, et je ne sais même pas si je pourrai en capturer l’année prochaine».

S’il n’a pas changé de position après avoir voté pour le Brexit, Trevor ne souhaite cependant pas empêcher les chalutiers européens de pêcher dans les eaux britanniques. «Je sais ce que ça fait de ne pas pouvoir pêcher là où on le souhaite et de rentrer chez soi sans argent» admet-il.  Tout ce qu’on veut, c’est un partage égal des eaux, reprendre leur contrôle pour décider nous-mêmes de la quantité de nos prises». À l’évocation de l’éventuel échec d’un traité de libre accès réciproque aux eaux, il se mure doucement dans le silence. 

L’estuaire est une zone grise

Darren Cunningham, ostréiculteur

Avec le Brexit, certains redoutent même que des violences viennent menacer la quiétude du bras de mer. Darren Cunningham, ostréiculteur basé à Killowen, un village accroché au rivage nord-irlandais de l’estuaire, redoute un retour des tensions si des points de contrôles entre l’Irlande et l’Ulster viennent à être installés. Un scénario peu probable au vu de l’accord de sortie négocié mais pourtant présent dans l’esprit de tous. 

Darren Cunningham est ostréiculteur à Killowen (Irlande du Nord), il redoute le retour des tensions dans la région. ©Armelle Exposito

«L’estuaire de Carlingford a toujours été une zone grise, coupé en son milieu de manière officieuse mais pas officielle», résume cet homme de quarante ans, avachi dans son fauteuil en cuir élimé. Sous son apparence imperturbable, il se fait soudain superstitieux et touche du bois, tapotant de sa main épaisse la table devant lui: «S’il devait y avoir des points de contrôles des marchandises par ici, ce serait le chaos. Il y a encore quinze ans, j’entendais depuis ma ferme à huître les coups de feu tirés par l’IRA.»

Article encadré par Audrey Parmentier et relu par Cédric Rouquette, Cédric Molle-Laurençon et Jean-Marie Pottier

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