Reportage réalisé à Dublin et Galway (Irlande).
Traditionnellement nomade, ce peuple irlandais millénaire compte environ 20 000 jeunes âgés de moins de 30 ans en République d’Irlande. Pourtant, les derniers chiffres montrent que seuls 61 Travellers étudiaient à l’université en 2017.
«Quand ils ont su que j’étais un Traveller, ils ont arrêté de me parler et d’être amis avec moi». Pendant très longtemps, Jason Sherlock a dû cacher son identité à l’école. Il avait peur d’être exclu par ses camarades de lycée qui tenaient des propos racistes envers les Travellers, sa communauté. Aujourd’hui étudiant en deuxième année d’économie et science politique à l’université de Galway, il fait partie des 1% de Travellers à aller à l’université.
A l’origine, les Travellers étaient des saisonniers en itinérance. Ils sont souvent surnommés “tinkers”, un terme péjoratif désignant les artisans de l’étain, en référence à cette profession historique dans cette communauté. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, ils sont nombreux à s’être progressivement sédentarisés dans des camps en marge des villes. Ils ont gardé leur langue, le Cant, et certaines de leurs coutumes.
Des Travellers nous ont expliqué ce que signifie pour eux le fait d’appartenir à cette communauté:
Aujourd’hui, beaucoup de Travellers ont adopté le mode de vie des sédentaires. Mais ils ne sont que 13% à aller jusqu’au bout de leurs études secondaires. Cette communauté subit beaucoup de préjugés et de discriminations dans la société irlandaise.
L’obstination, mot-clé pour les étudiants Travellers
Patrick Mcdonagh a grandi dans une famille sédentarisée, à Omagh, une petite ville d’Irlande du Nord. Soutenu par ses proches, ce jeune membre d’une fratrie de cinq enfants a quitté le Royaume-Uni pour étudier au Trinity College de Dublin. Devenu le premier et unique étudiant de sa famille, il est désormais en deuxième année de doctorat en histoire médiévale. «Ma seule mauvaise expérience s’est déroulée le premier jour quand j’ai emménagé et que quelqu’un a dit que ce serait horrible d’avoir un Traveller comme colocataire. Heureusement, le lendemain, cette personne a dû quitter l’université et je ne l’ai plus jamais revue.» Patrick s’estime chanceux en comparaison d’autres étudiants de sa communauté. Il est souvent le premier Traveller que rencontrent ses camarades à Trinity. «Je suis dans un endroit où on ne m’attend pas mais je suis obstiné, affirme-t-il, et je ne me préoccupe pas trop de ce que les gens pensent.»
Geraldine Mcdonnell, en charge des questions d’éducation à Pavee Point, une association de défense des droits des Travellers, dénonce les «déterminismes sociaux» qui sont imposés aux jeunes de sa communauté. «Ma prof principale, par exemple, me disait que je n’irais pas à l’université de toute façon puisque j’étais fiancée», raconte-elle. Les fonds publics dédiés à l’éducation des Travellers ont été réduits de 83% depuis la crise économique de 2008, déplore-t-elle: «Avant, on allait à la rencontre des futurs enseignants à l’université et on les formait à l’inclusion de la culture et de l’histoire des Travellers en classe. Et on les informait aussi sur comment gérer certaines situations et sur le langage approprié à utiliser.» Pavee Point allait aussi à la rencontre des élèves pour les sensibiliser à ces sujets.
Ce n’est qu’en 2019 que le premier doctorat a été délivré à une étudiante Traveller en Irlande. Elle s’appelle Sindy Joyce. Née dans un camp non-autorisé, elle a vécu une enfance semi-nomade. Arrivée au lycée, elle se sentait si isolée et si peu en confiance qu’elle a plusieurs fois songé à arrêter mais a persévéré, sans toutefois croire qu’elle pourrait aller à l’université. «J’étais en classe quand la professeure distribuait les formulaires pour postuler à l’université, se remémore Sindy. La professeur m’a dit: tu ne vas pas en avoir besoin puisque tu ne vas pas aller à l’université.» Poussée par son frère, elle décide tout de même de s’inscrire. La première année est la plus difficile d’autant que la jeune femme doit faire face à une épreuve familiale douloureuse, le suicide de son frère. Un événement qui n’est pas rare dans cette communauté puisque les Travellers ont un taux de suicide six fois plus élevé que le reste de la population. Après le décès de son frère, Sindy se plonge dans les études. «L’an dernier, lorsque je suis devenue la première Mincéirs [nom que donnent les Travellers à leur communauté, ndlr] à obtenir un doctorat, j’ai ressenti des sentiments mêlés. Le bonheur d’avoir réussi par pure détermination mais aussi l’incompréhension quand au temps que ça a pris. Le système éducatif n’est pas fait pour nous.»
Adapter l’école aux élèves
Pour la sénatrice indépendante Alice Mary Higgins, «Le système éducatif irlandais a longtemps fait disparaître ces différences culturelles dans l’assimilation. À l’école, les Travellers se retrouvent donc marginalisés et privés d’opportunités.» Higgins est membre du Civil Engagement Group, un groupe de sénateurs à l’origine d’une proposition de loi qui vise à enseigner la culture et l’histoire des Travellers à tous les enfants irlandais.
Jason Byrne est enseignant à Galway dans l’une des écoles primaires invitées à participer à une journée de célébration de la culture Travellers. Selon lui, au delà de la sensibilisation culturelle, «les programmes sont faits pour des enfants qui ont des facilités avec la lecture, les maths, des enfants qui peuvent lire beaucoup d’informations et les apprendre», ce qui est souvent moins le cas chez les élèves Travellers. Dans son établissement, qui accueille plus de quarante nationalités, ces derniers représentent 20% des élèves. L’école est en plus labellisée «disadvantaged» (équivalent du Reseau d’Education Prioritaire en France), ce qui lui permet par exemple de financer des postes d’assistants d’éducation. Si ce dispositif fonctionne, l’enseignant ne peut s’empêcher de redouter l’avenir: «Quand je regarde mes élèves Travellers, ils sont tous capables d’aller à l’université. Mais il y a de fortes chances pour qu’ils n’y arrivent pas. Leurs frères et sœurs aussi étaient bons à l’école mais une fois dans le secondaire, ils décrochent petit à petit.»
Les dispositifs d’accès à l’université
Kathleen O’Toole-Brennan, directrice adjointe du Trinity Access Program (TAP), explique que tous les acteurs sont investis dans ce dispositif d’aide à l’accès à l’université: «On a une approche impliquant toute la communauté: les familles, les enseignants, les étudiants, les entreprises, les associations, etc. Il faut tout un village pour parvenir à aider un étudiant dans ses ambitions.» Ces dispositifs d’égalité des chances sont présents dans chaque université irlandaise et s’adressent à toutes les minorités. Créé il y a trente-cinq ans, le TAP ouvrait alors trois places à Trinity College pour des étudiants issus des catégories socio-économiques les moins représentées. Ils sont désormais 100 à entrer à Trinity en licence grâce à ce programme ce qui représente environ 10% des étudiants.
Le TAP est en partie financé par un plan gouvernemental mis en place par le ministère de l’Éducation supérieure pour permettre à plus de jeunes de poursuivre leurs études. Kathleen O’Toole-Brennan reconnaît que les objectifs fixés pour les Travellers dans ce plan ne sont pas aussi ambitieux que ceux pour les autres populations, pour lesquelles un pourcentage de la population étudiante a été fixé. La ministre de l’éducation Mitchell O’Connor veut atteindre quatre-vingt étudiants Travellers dans tout le pays, contre soixante et un en 2017. Et ce pour une population qui compte environ 20000 personnes de moins de trente ans…
A Trinity College, cinq étudiants se sont identifiés comme Irish Travellers. Un chiffre très bas malgré des bourses en moyenne de 15000 euros et d’autres stratégies d’ouverture mises en place par le TAP. Selon Kathleen O’Toole-Brennan, «la dissonance entre le lieu de vie et le lieu d’études, ces deux milieux avec des valeurs différentes, peut être difficile à gérer pour les étudiants. C’est dur de faire comprendre l’importance de passer des heures à faire des recherches à la bibliothèque quand il y a des problèmes bien plus concrets à la maison.»
L’université de Galway, un pionnier dans l’accueil des Travellers
Avec vingt étudiants Travellers, NUI Galway a elle réussi le pari de «l’ouverture», un de ses slogans. «Pour moi, ce slogan, c’est en partie l’ouverture aux autres communautés et à la diversité, explique son président, Ciarán Ó Hógartaigh. Je voudrais voir plus de gens qui ne se voient normalement pas à leur place à l’université et qu’ils s’y sentent à l’aise.»
A l’occasion de l’anniversaire de la reconnaissance de l’ethnicité des Irish Travellers, l’université organisait un colloque sur les Travellers et l’éducation, le 26 février dernier. Un événement porté par Owen Ward, un Traveller tout juste élu au bureau de l’université: «Quand je suis arrivé ici, il y a dix ans, j’étais le seul étudiant Traveller sur le campus.»
Aujourd’hui, Owen est tuteur à l’université et coordinateur du programme Schools of Sanctuary, un dispositif d’ouverture de l’université aux écoliers de Galway. Pour cet événement, il rassemble plus de cinq organisations de Travellers venues de tout le pays. Les écoles ont aussi fait le déplacement et les élèves découvrent une exposition sur l’histoire des Travellers. Une caravane est installée ainsi que des mannequins habillés des tenues que portaient traditionnellement les Irish Travellers dans les années 50.
A ses côtés Tom l’artisan travaille le métal. Le martèlement retentissant est accompagné de musiques et de danses traditionnelle irlandaise.
NUI Galway est aussi la première université où une association étudiante de Travellers s’est créée. Jason Sherlock en est l’un des fondateurs. Il explique les raisons qui l’ont poussé à créer une telle association étudiante: «Au début, j’étais très seul et isolé. Je pensais que j’allais arrêter l’université mais j’ai rencontré par hasard un autre étudiant Traveller. Nous sommes devenus amis et il m’a aidé à m’intégrer.»
On est un peu des modèles puisque personne n’est allé à l’université autour d’eux
Jason Sherlock, fondateur d’une association étudiante pour Travellers
Cette rencontre fortuite avec l’un de ses pairs a été décisive pour Jason. Il a réalisé l’importance d’avoir un espace dédié à sa communauté au sein de l’université: «J’avais le sentiment qu’on avait besoin d’un endroit où nous pouvions être nous-même.» Au-delà de sa propre expérience, cette association travaille «pour les générations à venir», pour que les plus jeunes de sa communauté aient envie d’aller et surtout de rester à l’université. Avec environ 180 membres dont dix Travellers, l’expérience fonctionne. L’association étudiante va dans les écoles pour inspirer les plus jeunes et les informer sur l’existence d’un tel espace. «Certains jeunes viennent me poser des questions basiques sur mon expérience ou sur comment remplir le formulaire d’entrée à l’université. On est un peu des modèles puisque personne n’est allé à l’université autour d’eux.»
Contrairement à Jason, Patrick Mcdonagh a beaucoup plus de mal à se voir comme un modèle. Mais malgré sa réserve, il reconnaît la nécessité de partager son expérience: «J’ai le sentiment d’avoir le devoir de parler quand on me le demande parce que je sais que certains Travellers aimeraient être à ma place et voudraient poursuivre un doctorat.» Même constat chez Owen, pour qui son élection au bureau de l’université de Galway envoie aussi un très bon message aux jeunes Travellers: «Ça va attirer plus d’étudiants parce que voir que quelqu’un comme eux commence comme étudiant et arrive au sommet de l’institution, c’est encourageant.»
Travail encadré par Catherine Legras, Audrey Parmentier, Cédric Molle-Laurençon et Jean-Marie Pottier.