Crises

Période de vache maigre pour les éleveurs de bœufs

Reportage réalisé à Monaghan (Irlande).

En Irlande, les éleveurs de bovins s’inquiètent du contexte politique et économique difficile qui pèse sur leur activité. La majorité d’entre eux ne peuvent déjà plus vivre de ce métier harassant, mais le perpétuent par tradition.

«Arrêter l’élevage? J’y pense tous les jours. Le problème c’est que c’est ma passion!» Plus qu’une passion, le bœuf est un héritage familial pour Wesley Brown. Le père de famille de quarante-six ans élève un cheptel de 100 bêtes dans le comté du Monaghan, au nord-est de l’Irlande. Le vent s’engouffre dans l’étable et fait claquer les lourdes portes métalliques. L’éleveur au visage rougi par le froid reste près de la chaleur de ses bêtes. Il souffle: «cest un métier beaucoup plus difficile qu’il y a quinze ans.»

L’incertitude du Brexit, le changement des habitudes alimentaires ou encore la prise de conscience de l’urgence écologique. La conjoncture pèse sur les éleveurs bovins irlandais, déjà au bord de l’asphyxie financière. Les subventions versées aux éleveurs ne suffisent plus à assurer leur survie. Pour s’en sortir, nombre d’entre eux n’ont pas d’autre choix que de diversifier leur activité ou, pire, de l’abandonner. «L’élevage de bœuf n’a jamais été très rentable mais aujourd’hui la majorité des éleveurs travaillent à perte», explique Kevin Hanrahan, économiste en chef au sein de Teagasc, organisme de recherche et de conseil spécialisé sur les questions agricoles. 

Wesley élève seul 100 vaches dans la ferme qu’il a héritée de son père. ©Sarah Wack

En quinze ans, les coûts de production de Wesley Brown ont augmenté d’environ 10%. Le prix du boeuf, lui, a diminué. Fin 2014, un kilo se vendait près de quatre euros alors qu’aujourd’hui les éleveurs n’en retirent plus que 3,65 euros d’après l’IFA, premier syndicat agricole irlandais. Habituellement, les prix repartent à la hausse pendant l’été et lors des fêtes de fin d’année. Ce qui n’a pas été le cas ces deux dernières années. Cet été, la République d’Irlande a été confrontée à ce que les médias ont surnommé «la crise du boeuf». Alors que le prix du kilo était tombé à 3,55 euros, les éleveurs ont crié leur exaspération à travers le pays. Pendant près de trois semaines, les manifestations ont bloqué une grande partie des sites de traitement de la viande. Cette paralysie a même fait craindre une pénurie de bœuf dans les supermarchés. 

90% de la production pour l’exportation

Le bœuf irlandais jouit d’une réputation de qualité à l’international. «La majorité de nos bêtes sont nourries à l’herbe, explique Aidan Murray, spécialiste du secteur bovin. Nos standards de bien-être animal et de traçabilité sont aussi beaucoup plus élevés que la moyenne.» L’élevage bovin est un secteur-clé de l’économie et de l’agriculture irlandaise. La viande de boeuf est le deuxième produit agro-alimentaire le plus exporté après le lait. 90% des 600 000 tonnes produites l’année dernière ont été exportées.

Wesley Brown est d’autant plus concerné par la baisse du prix du boeuf qu’il fait partie des 10% d’éleveurs de bœufs qui vivent de l’élevage uniquement. Pour les 90 000 autres, ce n’est qu’une activité secondaire. «L’élevage est une tradition des campagnes irlandaises, explique Kevin Hanrahan. Même si elles n’en tirent pas d’argent, beaucoup de familles veulent perpétuer cet héritage.» Aujourd’hui, Wesley Brown ne gagne plus qu’environ 9 000 euros par an. Un revenu heureusement complété par le salaire de sa femme, employée en ville. Il est pourtant supérieur au revenu annuel moyen de la profession : 8 300 euros en 2019. En comparaison, celui de l’ensemble des agriculteurs  irlandais était de 23 500 euros en 2019. 

En 2018, les agriculteurs ont connu une baisse de revenus à cause des intempéries.

«Je ne pourrais pas survivre sans les subventions»

«Pour maintenir son revenu, Wesley a dû allonger ses heures de travail et augmenter son nombre de bêtes», explique Conal Murnaghan chargé de mission pour Teagasc. Le quadragénaire à épaulé l’éleveur dans cette évolution. Le salaire annuel moyen des éleveurs a baissé de plus de 2000 euros en deux ans. Tous n’ont pas connaissance de la législation et des fluctuations du marché. Conal Murnaghan les aide à la prise de décisions stratégiques pour leur exploitation. Un soutien primordial pour Wesley qui rencontre malgré tout des difficultés financières.

«Je ne pourrais pas survivre sans les subventions», soupire le père de famille. Comme lui, la quasi totalité des éleveurs peut assumer les charges de leur ferme et dégager un maigre profit uniquement grâce aux aides financières versées par l’Union européenne et l’Etat irlandais. Indispensables à la survie des exploitations, ces subventions ont pourtant diminué avec le temps. Auparavant versées à l’éleveur en fonction de la taille de son cheptel, elles sont depuis 2005 indexées sur la taille de son exploitation. Cette réforme a affaibli les fermes d’élevage dont la surface est en moyenne relativement faible par rapport à l’ensemble des exploitations agricoles. L’évolution des critères d’attribution des subventions est aussi à la baisse. En cinq ans, les aides touchées par Wesley Brown sont passées de 25 800 euros à 22 900 euros.

«Coup de pouce» à 24 millions d’euros

Mi-septembre 2019, après plus de trois semaines de manifestations, le gouvernement irlandais est parvenu à un accord avec la filière bovine. De cet accord est née la beef task force. Cette organisation réunit des représentants de l’industrie irlandaise de la viande, de Teasgasc et du gouvernement. Elle doit favoriser la transparence entre les industriels et les producteurs et établir une stratégie de long terme pour l’industrie bovine irlandaise. Depuis sa création, elle a permis l’augmentation –pour la première fois en dix ans– des bonus accordés aux agriculteurs selon la qualité de leur viande, de douze à vingt centimes le kilo. Les critères d’attribution ont aussi été élargis. Ces deux mesures représenteraient une aide de 24 millions d’euros pour les éleveurs selon Kevin Hanrahan, économiste en chef chez Teagasc. «C’est un coup de pouce mais ça ne nous sortira pas d’affaire», explique de son côté Wesley Brown.

Les gens veulent une nourriture plus pratique à cuisiner, moins chère et plus respectueuse de l’environnement.

Wesley Brown, éleveur de boeufs

De l’avis des éleveurs, ces mesures ne suffiront pas à résoudre la «crise du bœuf», aux origines bien plus profondes. Le secteur bovin irlandais s’est construit sur un modèle de dépendance à ses voisins. 55% de ses exportations sont destinées au Royaume-Uni. Mais, les habitudes alimentaires y ont évolué. Aujourd’hui, un Britannique mange en moyenne près de dix-huit kilos de bœuf par an. C’est 2,5 kilos de moins qu’en 1990. «Les gens, regrette Wesley Brown, veulent une nourriture plus pratique à cuisiner, moins chère et plus respectueuse de l’environnement.» L’agriculture représente un tiers des émissions de gaz à effet de serre de l’Irlande. L’élevage de bovins est un des plus polluants.

Des taxes jusqu’à 60% en cas de Brexit dur

Depuis 2016, une autre menace pèse: le Brexit. Si l’Union européenne et le Royaume-Uni ne parviennent pas à un accord commercial d’ici au 31 décembre 2020, Londres promet d’imposer de lourdes taxes sur le bœuf irlandais. Teagasc estime qu’elles pourraient atteindre de 40% à 60% du prix de vente. L’Irlande se retrouverait en concurrence directe avec d’autres pays producteurs de bœuf comme l’Argentine, le Brésil ou l’Afrique de Sud, et risquerait de perdre le Royaume-Uni, son plus gros marché. L’économiste en chef de Teagasc prévient: «lensemble des éleveurs de bœufs irlandais seraient menacés.»

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En prévision de ce scénario catastrophe, le secteur bovin essaie de se diversifier. «Le gouvernement investit beaucoup pour promouvoir le bœuf irlandais sur de nouveaux marchés comme la Chine, mais ça prend du temps», explique Lorcan Allen, journaliste spécialisé en agriculture. Aujourd’hui, environ un cinquième de la carcasse d’une vache y est vendu. Un marché prometteur mais convoité par l’ensemble des pays producteurs.

Avec le Brexit, vient aussi la menace de la baisse du budget de l’Union européenne et par conséquent celle de la politique agricole commune (PAC). Les éleveurs irlandais se verraient à nouveau amputés d’une partie de leurs subventions. L’attente est longue pour les agriculteurs qui ne disposent pas encore d’informations précises. Dans le pire scénario, Wesley Brown pourrait perdre 30% de ses subventions et in fine voir son profit encore diminuer. 

Le bœuf en déclin

Dans les faits, la conjoncture menaçante pousse même certains éleveurs de bœufs à se reconvertir –en producteur laitier par exemple– ou a minima à diversifier leur activité. Marcus Stewart et son père Bert élèvent plus de 200 vaches dans leur ferme familiale. 165 pour leur lait et quarante pour leur viande. «On développe en parallèle notre élevage de moutons, explique le jeune paysan, parce que c’est beaucoup plus rentable que le bœuf.» Tous les chiffres disponibles racontent ce déclin. Alors qu’en 2018, 900 000 boeufs étaient élevés uniquement pour leur viande, ils n’étaient plus que 800 000 un an plus tard.

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«Nourrir mes bêtes pour les faire grossir n’est plus assez rentable, explique un éleveur présent au marché à bestiaux de Ballyjamesduff, je préfère les vendre plus jeunes à des agriculteurs qui ont de plus gros moyens et de meilleures infrastructures.» Lors de leur reconversion ou de leur départ à la retraite, certains éleveurs vendent leurs bêtes aux enchères. Pour ceux encore en activité, les enchères permettent une entrée d’argent rapide en cas de difficulté. Une employée du marché aux bestiaux affirme: «ici, le nombre de bêtes vendues a augmenté de 10% en un an». Les bœufs défilent tour à tour dans une petite arène autour de laquelle s’agglutinent des dizaines d’éleveurs. Les bêtes s’agitent sous les coups de bâton d’un employé. 

L’agriculture bio salvatrice

Pour garantir la survie de son exploitation, Mark Gillanders, quarante-huit ans, a pour sa part misé sur l’agriculture biologique. Quelques années après avoir repris la ferme de son père et alors qu’il n’en dégageait plus aucun revenu, l’ancien cuisiniste s’est converti à l’agriculture biologique. Il a drastiquement réduit la taille de son cheptel pour se consacrer à la culture des sols. Il cultive du blé, de l’avoine, des petits pois ou encore des trèfles rouges. Une activité qui représente désormais 70% de ses revenus. «J’ai vécu ma reconversion comme une renaissance. Je vis confortablement et je trouve beaucoup plus de sens à mon métier.» 

Mark Gillanders cultive désormais de l’avoine, du blé, des petits pois ou encore des trèfles rouges. ©Sarah Wack

Mark Gillanders déplore la défiance des agriculteurs irlandais vis-à-vis de l’agriculture biologique. Pour le moment, seuls 2% des éleveurs de bœufs s’y sont convertis. «Au début, s’amuse le quadragénaire, certains me disaient que je gâchais mes terres mais aujourd’hui des confrères m’appellent pour savoir comment je fais.» Il est persuadé que la conversion au bio –bien que coûteuse– pourrait sauver une partie des fermes familiales irlandaises. 

L’ancien éleveur ne se fait plus d’illusion quant à l’avenir de la filière bovine. Il concède: «le seul moyen de mettre fin à la crise du bœuf c’est de réduire la production.» La baisse du nombre de bœufs réduirait l’offre face à la demande et pourrait à terme faire remonter les prix. La contraction du cheptel sera peut-être imposée par une crise des vocations. La fille de Wesley ne veut pas devenir éleveuse et son père ne l’y encouragera pas. «Les jeunes aujourd’hui veulent gagner de l’argent plus facilement, avoir des vacances et des week-ends. Résigné, il prédit, les fermes familiales vont disparaître.»

Travail encadré par Audrey Parmentier, Cédric Rouquette et Delphine Veaudor. 

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