Crises

Brexit : une course d’obstacles pour la filière équine irlandaise

Reportage réalisé dans les comtés de Kildare et de Dublin (Irlande)

En Irlande, la sortie du Royaume-Uni inquiète les professionnels de l’élevage et des courses de chevaux. Elle menace le transport des animaux qui transitent vers l’île voisine pour participer à des compétitions ou être vendus.

Et à la fin, c’est Jon Snow qui gagne ! Heureusement pour lui, il ne connaîtra pas le même destin que son homonyme dans la célèbre série américaine Game of Thrones. Jon Snow est un cheval de course. En ce premier dimanche de mars, jour de finale nationale à l’hippodrome de Leopardstown, dans la banlieue sud de Dublin, il vient de remporter la seconde course d’obstacles face aux vingt-deux autres pur-sang en lice. 

Sur le bord du terrain, Willie Mullins, chapeau en feutre vissé sur la tête et jumelles en bandoulière, affiche un sourire en coin. Et pour cause: c’est lui qui entraîne l’étalon victorieux. Un peu désabusé, il se plante devant l’objectif des photographes. Il n’en est pas à sa première victoire. Avant d’être entraîneur, il a été jockey, sacré six fois champion de courses d’obstacles en Irlande. Admiré pour sa reconversion réussie, il parcourt aujourd’hui le monde entier pour prendre part avec ses chevaux aux prix les plus prestigieux. Mais en Europe, ce pourrait être désormais un peu plus compliqué. Comme tous les entraîneurs, éleveurs et propriétaires de chevaux de course, Willie Mullins est confronté à une nouvelle donne qui tient en six lettres: B-r-e-x-i-t.

« Nous sommes plongés dans le noir complet, lâche M. Mullins. Personne n’a idée de la façon dont le Brexit va affecter les courses et l’élevage de chevaux. » Il reste surtout impossible de chiffrer les répercussions du divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sur les revenus du milieu équin. Un secteur qui, d’après les estimations de Horse Racing Ireland (HRI) – l’autorité nationale chargée de l’encadrement et de la promotion des courses hippiques, contribue annuellement à hauteur de plus d’un milliard d’euros au PIB irlandais.

Jon Snow, qui porte le numéro 12, est resté en tête pendant toute la course d’obstacles (Leopardstown, 1er mars 2020). © Elsa de la Roche Saint André

Deuxième producteur mondial de chevaux

« Tant que l’Union européenne et le Royaume-Uni n’ont pas fixé les conditions du Brexit, on peut légitimement s’inquiéter », résume Willie Mullins. Difficile de le contredire quand on sait que l’Irlande est le deuxième plus gros producteur mondial d’équidés – derrière les États-Unis – et le Royaume-Uni, son principal client. Selon Alex Cairns, dirigeant dIrish Thoroughbred Marketing, une branche de Horse Racing Ireland dédiée à la gestion des ventes, l’Irlande « produit » quelque 9 000 pur-sang par an. « Environ 60 % d’entre eux sont destinés à l’exportation, dont 80 % vers la Grande-Bretagne », précise-t-il. 

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« Ce que l’on demande, c’est juste de pouvoir traverser les frontières avec le minimum d’efforts », poursuit M. Mullins. Un souhait exaucé il y a trente ans lorsque a été conclu un accord tripartite – dit ATP – régissant les échanges d’équidés entre l’Irlande, le Royaume-Uni et la France. L’accord prévoit la libre-circulation des chevaux entre les trois pays, sur simple présentation d’un document commercial. Il réduit ainsi les temps d’attente aux douanes, causés en grande partie par les contrôles vétérinaires. Mais parce qu’il repose sur l’appartenance de ces États à l’Union européenne, il est directement menacé par le Brexit. 

Attendre longtemps à la frontière, c’est menacer la santé des chevaux, enfermés dans leurs boxs. »

Willie Mullins, entraîneur de chevaux de course

Personne ne sait si l’accord survivra à la nouvelle configuration européenne, seule la sortie du Royaume-Uni étant à ce jour actée. D’autant plus que les négociateurs européens et britanniques n’ont que jusqu’au 31 décembre 2020, date à laquelle la période de transition entamée après le Brexit prendra fin, pour sceller son sort. Un laps de temps qui semble bien trop court pour avoir le luxe de se pencher sur le cas particulier de l’industrie équine. S’il se refuse pour l’instant à renoncer à certaines compétitions européennes, M. Mullins admet que la fin des facilités associées à l’ATP pourrait dissuader certains de ses collègues de faire voyager leurs chevaux. Mais il reste prudent: « J’imagine que les options retenues seront les plus proches possible de l’actuel accord tripartite. Les Britanniques n’ont pas intérêt à accepter autre chose ». 

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Chaque année, entre les ventes et les courses, pas moins de 25 000 mouvements de chevaux entre la République d’Irlande et son voisin britannique sont recensés. Dont certains via les ports d’Irlande du Nord. Or, l’autre grand risque avec le Brexit, c’est le retour d’une frontière entre les deux Irlande. Pour l’industrie du cheval, qui dit frontière dit contrôles vétérinaires et formalités administratives accrues. Même Willie Mullins, pourtant habitué aux sempiternels formulaires qu’il doit remplir pour voyager au Moyen-Orient, au Japon ou en Australie, redoute une nouvelle division du territoire irlandais. « Attendre longtemps à la frontière, c’est menacer la santé des chevaux, qui restent pendant ce temps enfermés dans leurs boxs », déplore-t-il. 

Au sud de Dublin, Leopardstown est le deuxième plus grand hippodrome du pays. © Elsa de la Roche Saint André

Le casse-tête du retour en Irlande

Certes, les courses hippiques sont d’abord un divertissement. Avant d’être une grosse usine à brasser des milliers d’euros, c’est le rendez-vous dominical des Irlandais amateurs de bières et de paris sportifs. Mais sur l’île, les chevaux font aussi vivre des familles entières. La filière équine, ce sont 135 000 étalons élevés pour fouler la terre des hippodromes, 14 000 emplois équivalents temps-plein, et autant d’éleveurs inquiets. 

Le comté de Kildare, à l’ouest de Dublin, compte parmi les lieux où se joue leur avenir. Siège des institutions en charge de la régulation du marché des chevaux de course ainsi que des associations représentatives des éleveurs, le comté héberge trois hippodromes ou encore quinze écuries. Parmi lesquelles l’Irish National Stud (INS), dont les terres ont été rachetées par l’État irlandais à la fin de la Seconde guerre mondiale. Spécialités de la maison : la reproduction, l’élevage et la vente de pur-sang.

Free Eagle fait partie de la dizaine de pur-sang actuellement proposés à la vente à l’Irish National Stud. © Elsa de la Roche Saint André

À trois kilomètres de la commune de Kildare, l’INS est connue pour avoir vu grandir plusieurs prodiges des champs de courses, mais aussi pour la beauté de ses jardins. Ses murs abritent en moyenne une centaine de chevaux – dont un peu moins de la moitié sont propriété publique, ce qui en fait l’une des plus grandes écuries du pays. Dans leurs boxs, Invincible Spirit, Free Eagle et Elusive Pimpernel attendent sagement de trouver acquéreur. Mais la star du moment, c’est Phoenix of Spain, le dernier arrivé. À l’accueil, le personnel exhibe avec fierté des bonnets à son effigie.

Ici, les prix pour un étalon vont de 1 000 à 100 000 euros. Pas étonnant que les visages se crispent à l’évocation du mot Brexit. Dans l’enceinte de cette propriété génératrice de revenus pour l’État, pas question de parler des craintes pour le futur. Laisser s’exprimer les instances nationales de l’élevage équin, tel est le mot d’ordre donné aux employés. Eux ont d’autres choses à gérer, plus terre-à-terre. « Foal, foal ! » (« Poulain, poulain ! »), s’écrit une jeune fille en apprentissage à l’INS ce semestre. L’une des juments doit mettre bas d’une minute à l’autre.

Certains des poulains qui ont vu le jour à l’Irish National Stud sont depuis devenus de grands champions. © Elsa de la Roche Saint André

Il faut se rapprocher un peu de la capitale, dans la petite bourgade de Naas, pour trouver un éleveur plus bavard. Tout en mettant ses chevaux à l’abri de la pluie, Christy Hart, à la tête de l’écurie Hart Livery Farm, se confie sur ses inquiétudes quant aux suites du Brexit. « C’est une grande menace qui pèse sur notre activité et nos emplois », murmure l’éleveur en fronçant les sourcils. Très attaché à l’ATP, il n’hésite pas à parler de « conséquences financières potentiellement catastrophiques » si l’accord ne résiste pas. M. Hart redoute de subir une baisse de chiffre d’affaires, sans pouvoir la chiffrer.

Si l’accord tripartite ne résiste pas, les conséquences financières seront catastrophiques. »

Christy Hart, gérant de l’écurie Hart Livery Farm

Pour cet éleveur qui exporte principalement vers le marché britannique, l’échec des négociations serait synonyme de « règles strictes » et de « protocoles coûteux » pour faire revenir sur ses terres les chevaux invendus au Royaume-Uni. « Ces chevaux devraient rester trois ou quatre semaines sur place afin d’être soumis à toute une batterie de tests avant d’obtenir l’autorisation de rentrer en Irlande, soupire-t-il. Des éleveurs seraient même parfois obligés de les laisser là-bas, ce qui représente encore un coût supplémentaire. » Sans compter qu’avec le Brexit, des droits de douane à l’entrée et la sortie du Royaume-Uni pourraient faire leur réapparition. 

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Ce que Christy Hart attend des négociations entre Londres et Bruxelles? « Que les éleveurs et les propriétaires soient davantage consultés! » Pour le moment, il se contente de bichonner ses chevaux en guettant le moindre indice sur la future réglementation. Du côté de Horse Racing Ireland, on assure tout mettre en œuvre en vue de faire entendre ces préoccupations auprès des instances gouvernementales. Alex Cairns se félicite des « contacts étroits » noués avec la British Horseracing Authority, l’autorité de régulation britannique. Il garde en tête que pour protéger l’industrie équine irlandaise des velléités indépendantistes du Royaume-Uni, il faudra brosser ce partenaire majeur dans le sens du crin. 

Travail encadré par Catherine Legras, Delphine Veaudor, Cédric Rouquette et Cédric Molle-Laurençon

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