Reportage réalisé à Limerick (Irlande).
La ville irlandaise a connu une guerre des gangs sanglante entre 2000 et 2010. Le travail de la police et des acteurs locaux a permis d’y mettre fin. Si aujourd’hui la ville fait figure d’exemple, la paix reste fragile.
Au volant de sa Skoda grise, Jim Browne remonte lentement la rue de la place de la cathédrale située dans le centre de Limerick, troisième ville la plus peuplée d’Irlande avec environ 90 000 habitants. Au numéro 8, il s’arrête. À travers la vitre, il pointe du doigt un pub aux murs bleu et beige. «Eddie Ryan Senior a été éliminé ici, raconte l’ancien détective de la garda locale. C’est là que la guerre a vraiment décollé.» En 2000, le meurtre de ce chef de réseau criminel a été le point de départ d’une escalade de violence entre gangs rivaux ayant entrainé une vingtaine de morts en dix ans. Pourtant, grâce au travail de la police et des acteurs locaux, Limerick fait aujourd’hui figure d’exemple, à l’échelle nationale, dans sa lutte contre les violences liées au trafic de drogue.
«De nos jours, on n’entend plus parler de meurtre ou de règlement de compte à Limerick, raconte Robert Leonard, un étudiant de 22 ans qui a grandi dans la ville pendant les violences et qui habite aujourd’hui Dublin. Mais il y a encore des quartiers que j’éviterais. Particulièrement Moyross, South Hill, B. Weston et le parc Saint Mary.» Les secteurs dans lesquels sont nées les principales familles criminelles de la ville dans les années 80.
Guerre des gangs
Jim Browne conduit vers l’ouest et le quartier pauvre de Ballinacurra, en banlieue proche de Limerick. Quelques adolescents traînent dans les rues et regardent passer la voiture d’un œil méfiant. Cette fois Jim ne s’arrête pas. Là se trouvait le fief des familles McCarthy-Dundon-Ryan ; en guerre contre les Keane-Collopy, implantés eux, sur l’Île du Roi, plus au nord. Entre 2000 et 2010, ces deux clans rivaux se disputent les points de vente d’héroïne, de cocaïne et de cannabis. Plongeant la ville dans un engrenage mortel pendant dix ans. «J’étais jeune mais j’entendais tous les jours à la radio qu’il y avait eu un enlèvement, une fusillade ou quelqu’un qui avait été agressé », se souvient Rober Leonard. Les médias l’avaient surnommé «stab city». La ville où l’on se fait poignarder.
Jim Browne a joué un rôle-clef dans la lutte contre le crime organisé. Cet homme à la carrure imposante et aux cheveux grisonnant a fait toute sa carrière de policier à Limerick. Aujourd’hui retraité, il débute comme simple gardien de la paix en 1978. Quatre ans plus tard, il devient détective. À la fin des années 80, il travaille sur les crimes liés aux trafics de drogues. Dès le début de la guerre des gangs, il fait parti des effectifs de police mobilisés. Entre 2007 et 2015, il est désigné commissaire à Limerick. Il est aujourd’hui considéré comme une figure de la lutte contre les réseaux criminels de la région.
«Aujourd’hui, la quasi totalité des chefs de gangs de l’époque encore en vie purgent de longues peines de prison, se félicite-t-il. Nous avons identifié les plus violents et nous nous sommes concentrés sur eux». La garda se heurte d’abord au silence des témoins, menacés de représailles. «Ils avaient peur, regrette-t-il. Si elles parlaient, leurs familles étaient directement menacées.» Les policiers ont alors eu recours au programme de protection des témoins, créé par l’État irlandais en 1997 après que la journaliste Veronica Guerin a été assassinée par des barons de la drogue à Dublin. Il consiste en une protection rapprochée des familles, 24h sur 24h. Dans les cas les plus extrêmes, il permet de reloger des familles dans d’autres agglomérations irlandaises, voire à l’étranger.
En 2007, Browne et la mairie décident d’accélérer la traque. Cinquante détectives de Dublin viennent en renforts. La stratégie ? Harceler les bandits, jour après jour. «Nous les suivions et attendions qu’ils commettent la moindre erreur», reprend Jim Browne. Les chefs de réseaux sont arrêtés pour défaut de permis de conduire, défaut d’assurance ou encore pour des infractions au code de la route. Comme le célèbre gangster Américain Al Capone, soupçonné de meurtres et trafics en tous genres, mais condamné en 1931 à onze ans de prison ferme pour… fraude fiscale.
À Limerick, les leaders passent alors quelques mois en prison; le temps pour les agents de police de se concentrer sur leurs activités criminelles. Plusieurs dizaines de membres vont être condamnés à de longues peines.
«La clef pour combattre la misère c’est l’emploi»
Le soleil commence à décliner et l’ombre s’installe sur le quartier défavorisé de Kileely. Jim Browne coupe le moteur et sort de son véhicule. L’odeur de tourbe brûlée s’échappe des cheminées alentours et envahit les rues. Eddie Ryan sénior, le chef de gang assassiné dans le Moose bar, est né et a prospéré ici. En 2005, le centre communautaire de Saint-Munchin y a ouvert ses portes, financé par JP McManus, un millionnaire philanthrope.
À l’heure du repas, les gens se pressent et les cuisiniers s’activent. Ici pour cinq ou six euros on peut avoir un repas complet dans la grande cantine de l’établissement. Chaque jour, environ 160 personnes se pressent ici. Le centre propose pour 3€, des cours d’informatique, de yoga, de danse, de taïchi, de guitare. «Le but c’est de contrer l’isolement des personnes âgés et de sortir les enfants de la rue», précise Oliver Hanley, le directeur adjoint de 65 ans aux petites lunettes rondes. Des anciens détenus travaillent aussi ici dans une optique de réinsertion professionnelle.
Un autre centre va plus loin dans sa volonté de former les habitants des quartiers pauvres. Un peu plus au nord de Kileely, se trouve le campus du centre d’éducation amical et communautaire de Saint Lelia, annexe de Saint Munchin. Il a été créé pour former des jeunes adultes aux métiers de coiffeur, de boulanger, de cuisinier etc. «La clef pour combattre la misère c’est l’emploi, martèle Oliver Hanley. Le chômage crée la misère sociale et la misère sociale, la violence.» Le manque d’éducation, aussi. Le pourcentage d’adultes n’ayant reçu aucune éducation ou une éducation primaire s’élève à 46,8% dans le quartier du parc Saint Mary, 39% à South Hill et 35,3% à Moyross. Contre 13% au niveau national.
«C’est le système d’approche d’ensemble qui a vraiment été important à Limerick, analyse le docteur Johnny Connolly, professeur de droit à l’université de Limerick et conseillé municipal spécialisé dans la lutte contre le le trafic de drogue et les gangs. Les responsables du programme Régénération ont travaillé main dans la main avec les communautés locales. Les crimes et les arrestations, ce n’est pas tout. Il faut tout prendre en compte, notamment les contraintes sociales et économiques.»
Lancé en 2007, Régénération est un plan d’investissement de 293 millions d’euros financé par l’État, le Département de l’aménagement en charge du logement et les collectivités locales. «Chaque année depuis 2007, 30 millions d’euros sont utilisés [avec une coupure de 2008 à 2013 à cause de la crise ndlr], assure Eileen Humphreys, responsable du programme Régénération à la mairie de Limerick. Il a notamment contribué à la rénovation de centres communautaires et de logements sociaux.
Depuis 2009, Limerick n’a connu aucune mort directement liée aux gangs. Son programme fait figure d’exemple à suivre pour d’autres villes comme Drogheda. Depuis quelques années, cette banlieue de Dublin connaît des problèmes similaires à ceux de Limerick. En janvier dernier, Keane Mulready-Woods, un adolescent de dix-sept ans, a été démembré dans ce qui semble être un règlement de compte entre gangs rivaux. Un événement d’une violence exceptionnelle qui risque d’entraîner les dealers dans une nouvelle guerre.
Générations sacrifiées
Mais le plan Régénération et ses centres ont des limites. Jack*, 20 ans, habite Kileely. Il a récemment été diplômé de Saint Leila. Ce jeune homme au petit bouc soigné, percé des deux côtés des lèvres, sera coiffeur. «Cette école m’a aidé à trouver quoi faire de ma vie, confie-t-il. J’ai été diplômé en fin d’année dernière, mais je n’ai pas encore trouvé de job.» Selon le conseil municipal, en 2016, dans ces zones le chômage atteint en moyenne 35,7% contre 12,9% à l’échelle nationale.
Financés par l’État, d’autres centres communautaires sont apparus petit à petit dans tous les quartiers difficiles de la ville. À Moyross, à South Hill, au parc St Mary, à Ballinacurra… Selon la maquette de Régénération, en 2014, 16 871 personnes avaient bénéficié de ce genre de services, dont 56% de jeunes de moins de 17 ans. « Cela s’améliore, affirme Eileen Humphreys. Mais c’est un travail qu’il faut effectuer sur le long terme. Il est vrai que deux générations sont probablement perdues».
Jim Browne reprend la route, en direction du centre-ville. La pluie martelle le pare-brise. Pour lui, la longueur des peines de prison des leaders (de quinze ans ferme à la perpétuité) aide à maintenir le calme chez les jeunes. Ils auraient peur de finir en prison comme leurs pères.
Une version contredite par le Dr Johnny Connolly. «D’une part, à leurs sorties de prisons les chefs et leurs enfants devraient reprendre le trafic, déplore-t-il. Et même s’ils ne le font pas, d’autres personnes prendront leurs places.» Car les trafics demeurent.
En février dernier, le député local du Sinn Féin, Maurice Quinlivan a assuré au journal local, le LimerickPost : «Des maisons à crack fonctionnent comme des supermarchés dans Limerick.» Selon Johnny Connolly, l’accalmie que connaît la commune est temporaire. «Vous ne pouvez pas enfermer des gens pour toujours, renchérit Eilenen Humphreys. Qu’arrivera-t-il quand ils sortiront ? Je ne le sais pas, mais pour l’instant nous n’avons pas de solution.»
*Le prénom a été modifié